«
Je m'appelle Erik Satie, comme tout le monde.
»
Comme l'a écrit Juan Villoro, cette phrase du compositeur français résume à elle seule mon idée de la personnalité. Etre Satie, c'est être exceptionnel, c'est-à-dire avoir trouvé une façon à soi de se dissoudre dans l'anonymat triomphal, où l'unique est le propre de tout le monde. Il me semble que l'on pourrait tout aussi bien dire: « Je m'appelle Ravel, comme tout le monde
».
Le fait est qu'on écrit toujours à la suite d'autres. Et, personnellement, je n'ai aucun mal à me rappeler souvent cette évidence. J'en éprouve même du plaisir, car je nourris ouvertement le désir de n'être Personne, et ne fais donc jamais en sorte d'être uniquement moi-même mais également les autres, en toute impudence. Par exemple, à l'instar d'Antonio Tabucchi, je doute de l'existence de Borges, et reste persuadé que son refus d'une identité personnelle (sa volonté de n'être Personne) est irréductible à une simple attitude ironique devant la vie, mais qu'elle est encore et surtout le thème central de son œuvre. Dans son récit La forma de la espada (La forme de l'épée), Borges défend l'idée suivante par l'entremise de son personnage, John Vincent Moon : « Ce qu'un seul homme fait, c'est comme si tous les hommes le faisaient
».
Aujourd'hui, à mon tour, je suis John Vincent Moon, et j'affirme que, pour Borges, l'écrivain nommé Borges était un personnage créé par lui. Pour aller plus loin dans le paradoxe, on peut même dire que le personnage Borges, né d'un individu de même nom, n'a jamais existé, n'a existé que dans les livres. Cela aussi, Tabucchi l'a dit ; je suis donc également Tabucchi me tendant un jour un bout de papier portant la phrase de Borges que je viens de m'approprier: « Je suis les autres, chaque homme est tous les hommes
».
Ainsi lorsque j'écris, incontestablement, je suis
à
la fois Tabucchi, Borges, Echenoz et John Vincent Moon, et tous les hommes qui furent tous les hommes de ce monde. Même si, forcément, et pour ne pas compliquer davantage les choses, je ne m'appelle qu'Erik Satie (ou Ravel), comme tout le monde. »