Le désir de n'être Personne !

Publié le 20 octobre 2009 par Perce-Neige
Ce qui est fatiguant, parfois, et pourrait même, à la longue, se révéler décourageant, c’est qu’en un sens tout a déjà été dit… Et, naturellement, de manière infiniment plus simple, plus lumineuse, que vous ne vous apprêtiez à le faire… Ce qui suppose, sans cesse, de devoir malgré cela trouver l’énergie de poursuivre et de ne pas (trop) en tenir compte. Car une voix, nécessairement, en entraine une autre. Et, plus bas dans la vallée, cette lointaine rumeur se déforme, se charge d’accents légèrement dissonants, ce qui suffit, souvent, à notre bonheur, en fait. Il n’empêche. Je lis ceci, que j’ai presque rêvé, d’Enrique Vila-Matas dans un petit ouvrage délicieux, récemment paru aux éditions Meet, « De l’imposture en littérature » (dialogue entre Enrique Vila-Matas et Jean Echenoz ; traduit de l’espagnol par Sophie Gewinner) : « Ca peut sembler paradoxal, mais j'ai toujours cherché ma particularité en tant qu'auteur dans l'assimilation d'autres voix. Les idées, les phrases prennent un sens nouveau dès lors qu'elles sont glosées, légèrement remaniées, placées dans un contexte insolite.

«

Je m'appelle Erik Satie, comme tout le monde.

»

Comme l'a écrit Juan Villoro, cette phrase du compositeur français résume à elle seule mon idée de la personnalité. Etre Satie, c'est être exceptionnel, c'est-à-dire avoir trouvé une façon à soi de se dissoudre dans l'anonymat triomphal, où l'unique est le propre de tout le monde. Il me semble que l'on pourrait tout aussi bien dire: « Je m'appelle Ravel, comme tout le monde

».

Le fait est qu'on écrit toujours à la suite d'autres. Et, personnellement, je n'ai aucun mal à me rappeler souvent cette évidence. J'en éprouve même du plaisir, car je nourris ouvertement le désir de n'être Personne, et ne fais donc jamais en sorte d'être uniquement moi-même mais également les autres, en toute impudence. Par exemple, à l'instar d'Antonio Tabucchi, je doute de l'existence de Borges, et reste persuadé que son refus d'une identité personnelle (sa volonté de n'être Personne) est irréductible à une simple attitude ironique devant la vie, mais qu'elle est encore et surtout le thème central de son œuvre. Dans son récit La forma de la espada (La forme de l'épée), Borges défend l'idée suivante par l'entremise de son personnage, John Vincent Moon : « Ce qu'un seul homme fait, c'est comme si tous les hommes le faisaient

».

Aujourd'hui, à mon tour, je suis John Vincent Moon, et j'affirme que, pour Borges, l'écrivain nommé Borges était un personnage créé par lui. Pour aller plus loin dans le paradoxe, on peut même dire que le personnage Borges, né d'un individu de même nom, n'a jamais existé, n'a existé que dans les livres. Cela aussi, Tabucchi l'a dit ; je suis donc également Tabucchi me tendant un jour un bout de papier portant la phrase de Borges que je viens de m'approprier: « Je suis les autres, chaque homme est tous les hommes

».

Ainsi lorsque j'écris, incontestablement, je suis

à

la fois Tabucchi, Borges, Echenoz et John Vincent Moon, et tous les hommes qui furent tous les hommes de ce monde. Même si, forcément, et pour ne pas compliquer davantage les choses, je ne m'appelle qu'Erik Satie (ou Ravel), comme tout le monde. »