À lire le Monde, on a l’impression d’avoir affaire à un porte-parole de la Commission européenne : « Depuis le premier vote, les Irlandais ont obtenu du Conseil européen des "garanties" sur les sujets qui avaient le plus alimenté leurs inquiétudes». Ou à un tract en faveur du « oui » : « Comme en 2008, [les] adversaires [du traité de Lisbonne] sont insaisissables, éclatés en une myriade de groupes aux revendications idéologiques parfois contradictoires (3).» À La Croix (le 2 octobre), on y va franco dans le parti-pris : « Cette fois, les partisans du "oui" ont réfuté inlassablement les faux arguments des nonistes .» Dans Le Parisien (le 2 octobre), un court article intitulé « Oui ou non, ce qui change » liste les avantages et inconvénients des deux issues possibles au second vote irlandais : en cas de « non », aucun avantage, que des inconvénients ; en cas de « oui », c’est l’inverse (4) ! Toutefois, la palme de la sophistication revient haut la main à Sébastien Maillard de La Croix : « bien qu’ils le taisent davantage, l’échec du traité de Lisbonne ne déplairait pas aux plus fédéralistes, pour qui ce texte affaiblit les rouages communautaires originaux au profit des gouvernements nationaux » (le 2 octobre). Avec ce raisonnement tortueux – et absolument pas étayé –, le journaliste nous invite à imaginer que même parmi les européistes les plus passionnés certains voudraient du mal au pauvre petit traité de Lisbonne, ce texte à qui décidément « Rien n’aura été épargné » (lemonde.fr, le 3 octobre).
La « saine peur » de la crise
Les sondages annonçaient une très probable victoire du « oui ». Alors comment expliquer le revirement du peuple irlandais ? Le 2 octobre, les analyses des commentateurs convergeaient franchement : « La crise, meilleure alliée du traité de Lisbonne en Irlande» (Le Monde) ; « La crise pousse les Irlandais à soutenir le traité de Lisbonne» (La Tribune) ; « Pour les Irlandais, touchés de plein fouet par la crise, l'UE est désormais un secours» (Libération) ; « La crise, c'est sans doute la vraie clef de ce scrutin» (France Info), etc. Bref, « La crise économique a changé la donne » (La Tribune). Les Irlandais allaient donc voter « oui » par peur de la crise, craignant de se retrouver isolés et vulnérables, mis au ban de l'UE. On ne s’interrogea surtout pas sur la façon dont cette peur avait été alimentée par les partisans du traité de Lisbonne, médias en tête. En 2008, les commentateurs autorisés avaient fulminé (5) contre ce que Alain Duhamel avait appelé avec mesure le « despotisme irlandais». Le même éditorialiste s’était emporté avec d’autres contre « la mécanique infernale des référendums, ces machines à faire répondre non aux questions qui ne sont pas posées (6) ». Comme lors du référendum français de 2005 où les fulminants avaient accusé les Français d'avoir voté « non » seulement pour sanctionner le gouvernement et le président Chirac, ils affirmèrent que les Irlandais avaient sombré dans « l’irrationnel absolu, l’obscurantisme populiste (7) » (Franz-Olivier Giesbert) et que « Les partisans du "non" [avaient] menti de manière éhontée et [avaient] manié les peurs (8) » (Christophe Barbier). Bref, les Irlandais avaient été aveuglés par la peur et s’étaient prononcés eux aussi contre leur gouvernement et pas sur le texte. Ce postulat gratuit relève de la méthode désormais bien rodée qui permet de relativiser le poids d'une sanction populaire quand celle-ci ne convient pas aux puissants. Le Monde du 2 octobre avait son analyse toute prête en cas de deuxième « non ». Sa secrète crainte ? Que « le référendum ne serve de défouloir contre ces " élites" soupçonnées de connivence. »
En 2009, tous les commentateurs se sont donc retrouvés pour dire que les électeurs allaient probablement voter « oui » par peur des conséquences de la crise, une raison qui a certes compté mais qui, chacun en conviendra, n'a aucun rapport avec le traité de Lisbonne. Ainsi, lorsque la réponse est « oui », les journalistes ne déplorent pas que les électeurs ne se soient pas prononcés directement sur le texte. Il s’agit là d’un cas patent de malhonnêteté intellectuelle. Cette absence de cohérence dans l'argumentation est un symptôme de la nonchalance intellectuelle qui règne dans le milieu journalistique. Les médias dominants se prennent un peu plus les pieds dans leurs contradictions lorsqu’ils accordent implicitement aux partisans du « oui » le droit d’utiliser la peur de la crise pour parvenir à leurs fins. La peur est une aubaine lorsqu’elle avantage le camp qui a leur préférence. Certains journalistes se sont même laissés aller à se réjouir à demi-mot de la déchéance du « tigre celtique » dont ils célébraient la réussite économique quelques années avant : « La récession […] est venue rappeler aux Irlandais les avantages de faire partie de l’Europe » (La Tribune, le 2 octobre) ; « En 2008, [l’Irlande] se glorifiait encore de son surnom de "tigre celtique" » (Libération, le 2 octobre) ; « En 2008, le Tigre celtique montrait les crocs après une croissance effrénée […] et s’est offert un baroud d’honneur face à un traité européen mal compris, parce que mal expliqué [et encore un appel à la « pédagogie »…] » (La Croix, le 2 octobre) ; « En 2008, les Irlandais se croyaient invulnérables. Aujourd'hui, ils font profil bas. Et ils voient dans l'Union, à qui ils ont dû leur décollage, une bouée de sauvetage » (Le Monde, le 2 octobre). Eric Albert de La Tribune pense pour sa part que « La crise économique a fait réfléchir les Irlandais », autre façon de dire que ces derniers n’avaient pas réfléchi en 2008. Heureusement que la crise leur a mis du plomb dans la tête ! Dans la catégorie « jubilation revancharde », le premier prix revient à Dominique Quinio de La Croix ; dans son éditorial en « une » de l’édition du 2 octobre, on pouvait lire : « la crise financière a frappé de plein fouet une Irlande triomphante, oublieuse de ce qu’elle devait à l’Europe » et « L’adage selon lequel l’Union fait la force fonctionne mieux dans les moments de désarroi que lorsque le succès vous grise et vous pousse à l’égoïsme. » La peur serait donc bonne conseillère…
Dans les médias dominants, aucun commentateur n’envisagea une possible responsabilité de l’Union européenne dans la crise. La dérégulation de la finance et la suppression de toute restriction aux mouvements de capitaux, prônées ardemment à Bruxelles, ont pourtant favorisé l’extension de la crise en Europe. Quel économiste en disconviendrait (9) ? Mais les journalistes, droits dans leurs bottes en caoutchouc, préfèrent dire que « Les Irlandais comptent désormais sur l’Europe pour les sortir de la récession » (Le Parisien, le 2 octobre) ou que « L’Europe semble redevenue ce symbole de solidarité qu’elle était dans les années 70-80 » (France Info, le 2 octobre). Quoi qu’elle fasse, l’Union européenne trouvera l’absolution auprès des médias [à suivre].
Laurent Dauré
_______________NOTES
(1) Pour constater l’application des médias dominants à exercer cette fonction, voir l’article de Denis Perais, « Le service après vente du Traité européen de Lisbonne », mis en ligne le 2 janvier 2008.
(2) Le « 7/10 », France Inter, le 5 octobre 2009. De tels propos ne suscitèrent aucun commentaire indigné chez Nicolas Demorand ou Bernard Guetta (il est vrai que ce dernier se dispute la place de meilleur oui-ouiste avec son collègue de Libération, Jean Quatremer).
(3) « La crise, meilleure alliée du traité de Lisbonne en Irlande », Le Monde, le 2 octobre 2009.
(4) Sur France Info (le 2 octobre) Mireille Lemaresquier fait mieux : elle n’envisage que les conséquences du « oui ». Elle dira bien « en cas de "oui" » mais pas « en cas de "non" ».
(5) Pour un aperçu, voir l’article de Denis Perais et Mathias Reymond, « Traité de Lisbonne : ces Irlandais d’où vient tout le mal », mis en ligne le 23 juin 2008.
(6) Libération, le 12 juin 2008.
(7) RTL, le 14 juin 2008.
(8) Émission « C dans l’air », « L’Irlande torpille l’Europe », France 5, le 13 juin 2008.
(9) Pour en savoir plus sur la doctrine économique de l’Union européenne, voir le remarquable livre de Jacques Sapir, La fin de l’eurolibéralisme, Seuil, 2006.