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Famille patriarcale « indépendante » et Société capitaliste dépendante en Haïti : quelles médiations sociales ?

Publié le 20 octobre 2009 par 509
Famille patriarcale « indépendante » et Société capitaliste dépendante en Haïti : quelles médiations sociales ?
Par Jean Anil Louis-Juste
De nos jours, la question s’agite sur la sexualité des individus. Sous prétexte de moralité, on a condamné le comportement sexuel de ceux ou de celles qui ont choisi de manière consciente de vivre autrement leur sexualité. Le verdict est fondé soit sur la protection légale de la famille, soit sur la conservation du dogme chrétien relatif à l’hétérosexualité. Dans l’un ou l’autre cas, on a expressément tu la liberté de l’individu, si chère à la sociabilité bourgeoise.
En revanche, des organisations féministes ont légitimement fait valoir le point de vue de la liberté individuelle de la femme de disposer de son corps, mais elles l’ont fait en dénonçant une imaginaire société patriarcale. Dans ce cas, l’égoïsme masculin est, à bon droit, rejeté, et l’égoïsme bourgeois semble être toléré.
Nous savons tous que la famille élargie propre à la culture grandonarchique haïtienne, est placée sous l’autorité d’un patriarche qui cumule le pouvoir d’un caporal agraire. Ce caporalisme familial est consubstantiel de la pratique de don agraire qui a prolongé la politique agraire de Toussaint Louverture. D’ailleurs, les familles de classes dominantes haïtiennes ont toutes bénéficié des héritages légués par la République modelée sur les mœurs cachés du partenariat sexuel d’Alexandre Pétion, Joute Lachenais et Jean Pierre Boyer, qui distribuait des dons à ses partisans politiques. Mais, aucun moraliste fondamentaliste n’a eu la décence de questionner les politiques agraires de ces gouvernements qui ont su renforcer le caporalisme agraire libéral, bon ménage du patriarcat familial. Alors, au moment où ce dernier s’est curieusement érigé en principe républicain pour sanctionner la nomination d’un premier ministre, n’est-elle pas aussi d’actualité politique, une réflexion sur les rapports sociaux qui se nouent, en Haïti, entre le patriarcat familial et l’aliénation bourgeoise ?
Famille, sexualité et domination sociale en Haïti
En Ayiti, nos premières familles développées en caciquats furent exterminées par l’esprit de lucre. Le génocide a conditionné le commerce de familles arrachées à la côte d’Afrique et dispersées sur les plantations de Saint Domingue. Elles ont été dépersonnalisées, à telle enseigne qu’on ne retrouve pas de nom africain dans les familles haïtiennes. Ces femmes et ces hommes devenus esclaves ont été des moyens de production appropriés par des planteurs. Et les enfants de ces esclaves appartiennent au maître de plantation qui les revend selon les intérêts de l’économie de plantation. C’est sans doute la raison économique libéral-esclavagiste qui est à la base de la désorganisation de la famille de Dessalines, - au point que l’histoire n’a pu retrouver les traces de sa fratrie : on ne connaît pas les noms des frères de l’empereur -, puisque le colon acquéreur détient le pouvoir de donner son propre nom à l’esclave acheté.
Par contre, l’organisation de la famille esclave n’intéressait guère l’économie de plantation, puisque le trafic négrier lui fournissait des capacités de travail forcé à meilleur prix. Autrement dit, les cases à nègres furent des prolongements de la grande caille et ne se reproduisirent point ni selon des règles de la polygamie africaine, ni d’après les normes nucléaires de la famille européenne. Le régime forcé des plantations interdisait toute forme d’expression de la sexualité nègre. Et les créoles sont nés sur des plantations, et non dans des familles proprement dites.
Le lakou est la première forme d’organisation de la famille en Haïti. Il se construit dans le marronnage qui précède et suit le triomphe de la Révolution nègre. Et la famille élargie parait être une stratégie de marrons pour bénéficier au maximum du rendement de nombreuses capacités de travail, vu que l’outillage agricole reste rudimentaire. De plus, la concentration familiale semble aussi répondre à une nécessité de défense en cas d’attaque de l’armée des grandons urbains, qui fait des razzias dans les mornes pour approvisionner les plantations des plaines en main d’oeuvre. De toute façon, l’institution du lakou n’a pas entraîné la libération sexuelle des femmes ; en témoigne l’existence de femmes-jardin chargées de prendre soin des terres de leur patriarche et de procréer pour lui procurer de la main d’œuvre nécessaire à la continuation de sa domination.
En Europe ou ailleurs, des conditions naturelles de survie ont réuni des femmes et des hommes pour produire leurs moyens d’existence. Ainsi se créent des clans qui débouchent sur l’institution coopérative de communautés. Chez nous, c’est la rigueur du travail forcé des plantations et le caporalisme agraire subséquent qui ont porté le lakou sur les fronts baptismaux. Bien sûr, des coutumes africaines se combinent au noyau agraire, comme la polygamie, la femme-jardin, etc., mais la réunion en communauté de lutte a précédé l’unité familiale. Du moins, celle-ci est-elle construite sous la rampe de l’assaut contre le travail forcé. D’où la valorisation excessive de la masculinité comme « qualité » prédominante de la famille haïtienne. Aussi la sensualité humaine perd-elle de son originalité vitale. Et la sexualité est alors condamnée à la mortification sous le poids de l’ordre nécessaire de reproduction sociale globale.
La construction de la sexualité en Haïti s’accompagne donc de la domination sociale globale. Des hommes détiennent le pouvoir au niveau domestique, et des femmes fonctionnent au foyer comme des éducatrices chargées de transmettre dans la société, le machisme politique en éduquant leurs fils comme de petits princes, et leurs filles comme des intendantes attachées au service de ces rois sans fief. Et l’école parfait cette éducation discriminatoire à l’intention de ceux qui ont eu le privilège de franchir des barrières scolaires ; même ceux ou celles qui n’ont pas eu socialement droit à ce traitement favorable auront été pris en charge par l’Église appelée à assurer l’éducation de la jeunesse, selon les termes du concordat signé en 1860. Dès lors, on a consacré, à travers le code civil, la minorité de la femme au foyer. La famille assure donc la fonction de reproduction démographique sous l’œil vigilant d’un patriarche jaloux de ses prérogatives mâles.
La sexualité ainsi construite participe en quelque sorte, à la reproduction du capital dépendant haïtien. La famille patriarcale est donc conservée au profit du capital qui a besoin de capacités de travail disponibles sur les terres à café, à canne et à cacao. Plus tard, ces excédents humains seront employés dans les industries de sous-traitance, qui produisent pour le marché des €. Toujours est-il que la procréation dans le système patriarcal est assujettie à la reproduction élargie du capital. Le contrôle de la sexualité est mis sous l’orientation de la réalisation du taux de profit nécessaire à la reproduction du capital. Alors, quel sens ont le comportement de rejet de l’égoïsme masculin et celui d’adoption de l’égoïsme bourgeois dans la société dépendante haïtienne ?
De toute manière, la sexualité est ici commandée selon les normes patriarcales du lakou, c’est-à-dire en niant l’importance vitale de la sensualité chez la femme. La société grandonarchique haïtienne transforme cette sensualité vitale en supra sensualité orientée vers la reproduction simplement biologique de l’espèce en conformité de la nécessité d’avoir des capacités de travail qui peuvent s’acheter à vil prix dans les industries de sous-traitance, dans les travaux domestiques, etc. Dans ces conditions, toute expérience réellement sexuelle qui veut restituer le sens de la sensualité, est condamnée au nom de la morale chrétienne, et contre le principe de plaisir, fondamentalement humain.
Des médiations du patriarcat et du salariat
La plupart des organisations féministes haïtiennes mettent l’emphase sur ce qu’elles ont qualifié de société patriarcale pour légitimer leurs revendications réelles d’autonomie et d’égalité. Mais, dire que la société haïtienne est de type patriarcal, c’est confondre des plans dimensionnels dans la représentation de la société globale ; c’est nier l’existence de passerelles de communication entre les plans ; c’est affirmer que le projet de la société est de protéger les intérêts de l’être social qu’est l’individu vivant dans une famille ; c’est conserver l’hégémonie de l’histoire naturelle de la famille comme noyau structurel de la société. Or, il s’est avéré que la société ne fonctionne pas comme une famille élargie. Sinon, on éprouverait toutes les difficultés du monde à expliquer pourquoi et comment se produisent des enfants de rue, des femmes et hommes prostitués, des mineurs criminels, des petit(e)s marchand(e)s ambulant(e)s, etc. La division sociale reste et demeure la légalité matérielle imprimée par la société à l’existence subjective et objective des familles. Des institutions sociales médiatrices assurent le passage des familles réellement différenciées à la société apparemment homogénéisée.
L’école-église et l’église-école constituent en Haïti, les deux principales institutions qui tendent à contribuer à la reproduction de la famille patriarcale et de la société capitaliste dépendante. Le psittacisme est le mode d’intériorisation du comportement individualiste prôné par l’école-église : celle-ci instruit les élèves dans le dogme du « chacun pour soi, Dieu pour tous ». Chaque leçon ainsi mémorisée devient une propriété gardée jalousement pour être débitée ensuite au compte de chaque élève suivant l’intérêt du professeur. Dès lors, on interdit les relations entre les élèves dans les salles à récitation ; c’est comme s’il s’agissait d’une prière faite à l’écrit. Quand on sait que nos premières écoles ont été dirigées par les pères bretons, couches ecclésiastiques les plus réactionnaires de l’ancienne métropole, et que jusqu’à aujourd’hui, les manuels scolaires haïtiens sont en majeure partie, de l’autorité pédagogique des Frères de l’Instruction chrétienne, on comprend que l’école-église n’a eu aucun intérêt à développer l’esprit solidaire propre à la Révolution haïtienne. Encore moins à instituer la coopération didactique parmi les élèves sous forme de groupes de travail ! C’est dans cette ambiance pédagogique qu’on transfère aux élèves la culture du machisme qui sert à reproduire les inégalités de sexe et de classe. Dès lors, la coopération volontaire entre les sexes est atrophiée au profit du développement de l’économie extrovertie, puisque la femme parait être plus sensible au bien-être du foyer.
L’église-école est chargée de poursuivre l’œuvre déshumanisante de l’école-église, puisque la discrimination culturelle est inscrite à la formation de la société dépendante haïtienne. Les filles ont été catéchisées comme futures propriétés de leur mari ; elles ont été ainsi éduquées pour procréer et non pour jouir de leur sexualité. Et la procréation fournit l’excédent de main d’œuvre nécessaire à faire pression sur les travailleurs qui ont eu la chance de vendre leurs capacités de travail.
Avec la crise agraire des années 1970, qui a occasionné une famine générale dans le pays, les sectes protestantes envahissent l’univers sexuel haïtien. Elles se sont implantées dans les milieux rural et urbain populaire en distribuant des vêtements usagés, en établissant de petites écoles communautaires, en bâtissant des centres de santé et en propageant davantage la moralité sexuelle chrétienne chez les bénéficiaires. Dans ces conditions se répandent l’égoïsme masculin et l’égoïsme bourgeois. Et le vodou comme pratique religieuse qui tolère une certaine égalité entre les sexes, - en témoigne la coexistence de l’oungan et de manbo dans la gestion d’un demanbre -, est ostracisé et combattu avec la dernière rigueur. Ainsi, toute la potentialité libertaire de la Révolution haïtienne se trouve réprimée au nom de la normalité inégalitaire chrétienne.
De nos jours, les médias amplifient la croisade contre les femmes qui veulent se libérer du joug libéral chrétien. Souvent, ils présentent les femmes comme auxiliaires des activités masculines : elles dansent dans les vidéo clips des stars mâles, présentent les reportages conduits par des journalistes masculins, assouvissent les désirs des acteurs dans les films érotiques, montrent de jeunes vendeuses souriantes sur les comptoirs de magasins bien huppés, etc. L’imposition de ces relations de genre profite à l’industrie culturelle qui vend mieux ses produits dans les familles patriarcales déjà instituées selon le code éthique de la chrétienté.
Entre la libération sexuelle et la liberté pleine
Le salariat comme symbole de l’économie libérale domine l’économie domestique où est attestée la haute capacité de gestion des femmes. Au foyer, le patriarcat est chargé de maintenir et de reproduire cette domination. Et la répression sexuelle est alors érigée en instrument de coercition de toute velléité féminine qui se manifeste pour l’expansion du bien-être dans la société globale. Autrement dit, le patriarcat sert les intérêts globaux du système des inégalités, des injustices et des impunités. C’est ainsi que les banques privées haïtiennes encadrent l’économie informelle largement dominée par les femmes, et sous l’instigation de l’Internationale Communautaire qui contrôle la dépendance économique du pays, pour mieux profiter du savoir-faire intelligent de ces dernières dans l’écoulement des produits manufacturés que ces banques financent pour renforcer la compradorisation de l’économie haïtienne.
Si l’éducation sexuelle a connu des progrès intéressants dans le pays, grâce au planning familial, elle est plutôt réservée à la politique de « transition démographique » et non étendue à la libération sexuelle. Aussi les marchandes dont la presse vante tant les capacités de gestion n’ont-elles pas le droit de développer leurs potentialités sexuelles comme bon leur semble. En témoignent les rôles sociaux secondaires qu’elle véhicule dans ses messages publicitaires. La libération sexuelle doit donc être dans l’agenda politique des forces sociales progressistes du pays.
A côté des ouvriers, des paysans et des jeunes, les femmes forment des catégories sociales les plus réprimées dans le pays. Mais, la répression des femmes ne nous parait pas aussi simple que l’exprime la revendication de la parité politique. Elle est plus complexe dans la mesure où elle a été construite pour servir un ordre de choses qu’est la grandonarchie haïtienne. Alors, s’impose une stratégie de lutte qui combine la quête simultanée de la libération sexuelle et de l’émancipation humaine. Dans ces conditions, des organisations féministes haïtiennes ont intérêt à revisiter l’histoire sociale de la domination de la femme en Haïti. Et l’histoire agraire du pays me parait être un point de départ incontournable, puisque le patriarcat est, de nos jours, subalterne au « salariat » qui décide de la place du pays dans la division internationale du travail. D’ailleurs, c’est le machisme et la grandonarchie qui se sont alliés dans la lutte contre l’avènement d’une femme première ministre, sous prétexte de moralité chrétienne.
Source: http://www.alterpresse.org/spip.php?article7495Yon gwo AYIBOBO pou ou men m zanmi m ki vizite lakou sa pou pwan nouvèl zanmi lakay ak lòt bò dlo.

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