Sylduria chapitre XVI

Publié le 21 octobre 2009 par Lilianof

Chapitre XVI
Mohammed

Lynda s’était remise à chanter, Mohammed s’assis sur le banc, tout près d’elle. Il l’écoutait avec ravissement, son regard fixé sur ses lèvres, dompté par cette beauté que le fascinait.

« ‘Tain ! T’as vraiment une trop belle voix ! Moi ça me casse. Et puis t’es vraiment trop belle ! Tu me plais trop ! Je vais faire un malheur ! ‘Tain ! »

La fille continuait de chanter, feignant de n’avoir rien entendu. Elle regardait avait satisfaction les piécettes qui tombaient de temps en temps dans son étui.

« Encore un ! » se dit-elle. « Ça faisait longtemps que je n’avais plus de jouet. Eh bien ! Je vais m’amuser un petit peu. Ça me consolera de mes chagrins. »

Quand elle se tut, Mohammed attaqua de nouveau :

« Je t’aime grave ! J’en peux plus là ! Pendant que l’autre crocodile du Niger est parti, on ne pourrait pas sortir ensemble ? Je connais la station Barbès comme ma poche. Il y a un petit coin bien caché dans le noir où personne ne viendra nous déranger. Je serai tranquille pour te câliner.

– Allons, jeune homme, » riposta-t-elle en posant ses mains sur son instrument muet, « on se calme un peu ! Je trouve ce projet à la fois prématuré et précipité. Nous nous connaissons depuis dix minutes.

– Dix minutes, ça suffit pour savoir que c’est toi la femme de ma vie. Allez viens ! Fais pas la difficile. Ça sera pas long.

– Désolée, mais c’est non !

– Je n’aime pas qu’on me dise non. Tu as compris ce que je veux ; ou tu me le donnes, ou je le prends.

– Et mon pied dans les claouis, tu le veux aussi ? »

À peine eut-elle prononcé ces mots qu’un déclic retentit à son oreille. Son compagnon avait tiré un couteau à cran d’arrêt qu’il lui avait placé sur la gorge. Aucun des allants et venants ne semblait s’en émouvoir. Les gens assis sur les bancs voisins cachaient leurs visages derrière leurs journaux.

« Ce n’est pas raisonnable, ce que tu fais-là, Mohammed. Range-moi ton coupe-papier, ou il va t’arriver des bricoles.

– Tu viens avec moi, que ça te plaise ou non, » cria-t-il, vexé qu’il était d’avoir raté son effet.

Lynda lui saisit le poignet, et par une torsion, le força à lâcher son arme. En une seconde, elle l’avait immobilisé à plat ventre, son pied entre ses omoplates, lui maintenant les bras dans une traction douloureuse.

« Arrête ! Arrête ! Tu me fais mal ! »

Lynda relâcha sa prise. Mohammed se releva péniblement, meurtri et humilié.

« ‘Tain ! Elle est glécin, cette meuf !

– Je ne suis pas une fille à soldats. Tu as compris ? Il y a des boutiques pour ça. Tu paies, tu embarques la marchandise. On ne touche pas à Lynda. Avec les yeux je tolère, avec les mains, colère. »

À présent, le jeune Algérien sentait la honte lui chauffer les joues.

« D’accord, d’accord, j’ai compris la leçon, pas besoin de révision. »

Puis, après une hésitation :

« Je te demande pardon. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai eu une pulsion, quelque chose. Est-ce qu’on peut quand même rester copains.

– Sans problème. Je ne suis pas rancunière. Enfin ça dépend avec qui. Seulement tiens-toi à carreau.

Elle lui tourna le dos avec un air de mépris. « Eh bien ! » se dit-elle. « Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour le casser, celui-là. On ne fait plus de jouets solides, maintenant. »

Mamadou revient sur le quai, portant avec lui un narghilé qu’il partage avec son camarade, chacun tétant à tour de rôle. Ils s’enveloppent d’un nuage irréel, laissant à l’écart la jeune fille qui, quelques minutes auparavant, avait captivé toute leur attention. Frustrée, Lynda caresse de son ongle les cordes à vide de sa guitare, puis regarde les deux garçons, absorbés par leur nouveau jeu, qui attisent sa curiosité par des commentaires.

« ‘Tain ! C’est du bon celui-là ! Qui c’est qui te l’a filé ?

– C’est Rachid. T’as raison mon pote. C’est pas du toc, comme mes breloques. »

De plus en plus intriguée, elle lance enfin :

« Eh ! Qu’est-ce que c’est que cette cafetière ?

– Elle débarque, mon pote ! Il ne faut pas la laisser comme ça toute seule dans Paris. Elle va se faire dévorer.

– T’inquiète pas pour elle. Elle sait se défendre. Pas besoin de garde du corps. »

Lynda insiste :

« Vous avez l’air d’aimer votre truc, là. Je peux goûter ?

– Si tu veux » répond Mamadou. « Mais mollo. Ce n’est pas pour les petites filles.

– Je ne suis pas une petite fille. Vous allez voir. »

Lynda saisit l’étrange instrument et aspire une longue bouffée.

« Eh ! Doucement, ma puce ! Pas si vite !

– C’est vrai que c’est sympa, votre théière qui fume. »

Et Lynda en absorbe encore une dose à plein poumon.

« Attention ! Pas comme ça ! Faut être habitué.

– C’est fou ce que je me sens bien avec vous. »

La jeune fille se sentait vraiment bien, dans une euphorie qui virait à la torpeur, puis à l’extase.

« Tiens ! » dit-elle, « des girafes !

– Des Girafes ? » s’étonne Mohammed.

« ‘Tain ! Elle voit des girafes maintenant. Complètement jetée, la fille ! Où est-ce que tu vois des girafes ?

– Te fatigue pas mon pote. Elle ne t’entend plus. Elle a changé de planète.

– Elles sont mignonnes, en plus. Surtout celle qui a une cravate verte. Youhou ! La girafe ! Je n’avais jamais vu rire une girafe. Elle rit de toutes ses dents. On dirait Fernandel. Youhou ! Je vais aller la voir. Bougez pas les girafes. J’arrive. »

La voilà qui se lève, et, d’un pas décidé, se jette à la rencontre des girafes du quai d’en face. Elle se précipite sur les rails au moment un une rame surgit, prête à la percuter.

« Attention ! »

Heureusement, Mohammed, qui n’est pas rancunier la saisit juste à temps par le bras. Lynda n’a pas pris conscience de ce qui lui arrivait.

« C’est affreux ! Des dinosaures ! Ils ont avalé toutes les girafes. Mais qu’est-ce qui vous arrive, les garçons ? Vous êtes tout petits. Je vois la station de métro, toute petite. Je vois Paris, tout petit. De toutes petites girafes dans les rues. Oh ! La tour Eifel ! Le Sacré-cœur ! Pourquoi ils l’ont peint en rose ?

– ‘Tain ! Complètement rétamée !

– Elle va atterrir en douceur.

– Oh ! Mais ça descend. Ça descend.

– Qu’est-ce que je te disais ?

– Qu’est-ce qui m’est arrivé ? C’était si beau là-haut. Les toits de Paris tout en bleu. Maintenant je me sens toute mélancolique. Une tristesse m’envahit. Des sentiments de mort. Oh ! Ta cafetière ! J’en veux encore. »

La fille n’avait pas manqué le rapprochement entre cet objet inconnu et les moments d’intense bonheur qu’elle venait de vivre. Alors qu’elle tend la main pour le saisir, Mamadou l’éloigne de sa portée.

« Une minute, Poupette ! Maintenant, c’est vingt euros pour aspirer là-dedans.

– Comment ça vingt euros ? Tu plaisantes ?

– Jamais dans les affaires.

– Tu m’offres une montre de chez Cartier et tu me demandes vingt euros pour téter dans ton bazar ?

– Elle est vraiment naze de chez naze, mon pote. »

Lynda essaie encore de s’emparer du narghilé, s’empoignant avec Mamadou qui la ramène au calme par une bonne gifle.

« T’as pas bien compris les règles du jeu. On va te les expliquer. Maintenant que tu as goûté à l’aspégic, tu en voudras toujours plus. Et comme t’as pas d’argent, il va bien falloir en trouver. Alors tu feras comme toutes tes copines. Tu vendras ton corps pour acheter de la poudre. Ce sera facile, pour toi, de trouver des clients, une jolie fille comme toi ! Tu leur feras payer le prix fort.

– Ecoute-moi bien, Mamadou. Je sais que je suis une moins que rien. J’ai dépiauté mon père comme un lapin. J’ai tabassé ma grande sœur. Je n’ai rien fichu à l’école. J’ai coupé les moustaches du chat. J’ai mené une vie de bâton de chaise. Je me suis poivrée au champagne, au Whisky, et maintenant à la bière du « Mutant » à 1 euro 25 le pack, et pour couronnement de ma carrière, me voilà droguée. J’ai tous les vices qu’une fille puisse avoir. Tous les vices sauf un seul : Mon corps, il est à moi, et rien qu’à moi. Je ne le donne à personne, je le prête à personne, et je ne le vends encore moins. Je permets aux hommes de m’aimer, mais jamais de me toucher. Le dernier qui a essayé, en ce moment, il est à la Salpêtrière. J’ai été sans pitié : six côtes cassées.

– ‘Tain ! J’ai eu du pot, moi !

– Je suis dans mes bons jours.

– Tu arrêtes de te prendre pour Wonderwoman et tu réfléchis à ce qu’on t’a dit. Nous, on va faire un tour chez Tati.

– C’est tout réfléchi. »