240 allumettes

Publié le 22 octobre 2009 par Lephauste

A chacun sa fortune. A chacune son fortin. J'ai vidé ce matin, sur la table de la cuisine une grosse boite "familiale", allumettes de sécurité. J'ai commencé par en faire une tour, une haute tour crénellée, une tour de guet d'où je puisse observer le mouvement de la seule étoile que je sache reconnaîte au ciel; Quand le ciel lui même n'est pas plus lourd de suies que je ne le suis ordinairement. La tour s'est élevée, un peu, puis peu à peu des clair-voies une rumeur s'est élevée. Une rumeur d'homme en armes. Le triste chevalier à la triste félure s'ébrouait au milieu d'un amas de conserves vides, aux bords taillés pour l'égratignure. Il cherchait monture, mais de monture point, la tour était trop étroite pour contenir une écurie digne d'un palefroi digne de servir un croisé tel que lui. Sa croix ? Loin d'orner l'écu de fer blanc et l'épaule de sa guenille, sa croix était en lui, comme un cheval de frise décoiffé par les orages amoureux. Au sein de la tour qui s'élevait à mesure que les allumettes croisaient et recroisaient le petit bois et le souffle vermillon du soufre, un grand tintamarre d'imprécations et de questions sans cintre secouaient la penderie :

- Qui m'a foutu un tel bordel dans les chausses ? Où est la petite laine dont j'aime à me couvrir la carcasse ? Eh vous là haut ? Au lieu de jouer avec les allumettes, votre bonne maman vous a donc rien appris ? Feriez mieux d'aller me quérir quelques effets sentant un peu moins le renfermé. Où est passé mon bonnet de police ? Pourquoi mes caleçons sont-ils pas à la place de mes caleçons et qu'en leur lieu et place je ne trouve plus que fragile gaze et dentelles ajourées et tout ce dont les dames aiment qu'on les en débarasse délicatement, dans le clair-obscur où je me trouve mieux qu'à mon avantage, vu l'âge ? N'y a-t-il donc plus ici mâle qui vive ? Foutre d'ange ! Où ais-je fichu ma quête ?

La tour branlait, normal vu mon âge. Et j'avais bien de la peine à lui faire atteindre les horizons dont je me privais en vaguant à des occupations de démiurge désobéïssant par nature. Il allait donc falloir que j'aille faire la lessive avant que la tour ne tombe sous les tristes effets du minuscule preux, qui pour l'heure en occupait la garde-robes en brisant des cure-dents comme on brise des lances, pour se mettre en jambes. Aucun programme sur le sélecteur de la machine n'indiquait ni heaume ni cotte de mailles ni rien de tout le saint frusquin dont s'équipent les lourdaud pour, allant pourfendre de quelconques indifférents à leurs différents conjugaux, et en ne rêvant que de s'en retourner, tout auréolés de gloires mythiques, à la couche de leur aimée, férailler et de taille et de toc en des contrées où nul ne les attendait. Je ferais donc ça à la main et au savon à barbe.

La fragile construction n'y tint pas. Le chevalier s'en prit plein la poire et je me retrouvais donc avec sur la table de la cuisine un amas de petit bouts de bois qui ne demandaient qu'à flamber pour un bref instant. Trop bref instant des incendies de gares où l'éternel retour du silence pèse sans qu'on y puisse rien que peser dessus afin qu'il soit un peu plus lourd. Je fis le choix, du petit tas de bois, d'en faire un labyrinthe. Un étrange labyrinthe dont je connaissais depuis longtemps l'entrée et dans lequel, bien qu'échouant souvent, je continuais à chercher la sortie.

Au ciel les étoiles ! Dans ses yeux les étoiles ! Et à moi, les allumettes qui sont comme 240 jours d'absence à éclairer de leur flamme emballée la noirceur du labyrinthe.

(Pour Miette et Noirte, à PG)