Ophélie Jaësan, Le Pouvoir des écorces

Publié le 27 octobre 2009 par Angèle Paoli
Ophélie Jaësan, Le Pouvoir des écorces,
suivi de La Nuit du symbole,
Actes Sud, Collection un endroit où aller, 2008.



Ph., G.AdC


SOUS LA BOGUE DES JOURS, LE RAVAGE

     Toute relation mère-fille s’inscrit-elle inexorablement sous l’emprise indélébile du « ravage »* ? Le vécu de la mère, ses souffrances, ses déceptions, ses blessures et ses silences se transmettent-elles de l’une à l’autre et de l’autre à la suivante encore, inexorablement ? Comment mettre un terme à cette transmission générationnelle qui semble peser de son poids de destin sur la vie des femmes ?

     Le récit d’Ophélie Jaësan, Le Pouvoir des écorces, ravive avec force ces questions poignantes et récurrentes, fondamentales. Pour Christina, jeune romancière et jeune maman du Pouvoir des écorces, la fêlure héritée de la mère est celle de l’attente. Une attente dont Christina tente de se défaire en la transposant en mots. « Elle voulait sortir de la malédiction de l’attente », écrit-elle dans les pages de son cahier. Et pour y parvenir, se lancer dans le récit des déceptions de la mère, de sa passion pour l’homme aimé, de l’attente vécue dans le désespoir. Dire « le confortable désespoir des femmes... Le confortable désespoir de l'attente qui n'en finit pas... ». Tel est donc le projet initial auquel s’attelle Christina. Mais, soumis à la résistance des mots, le projet d’écriture s’effrite tout comme s’effrite peu à peu l’écorce de la vie de la jeune femme. Peu à peu, la bogue des jours se défait, laissant apparaître, béante, la fêlure que la jeune femme aurait voulu colmatée, guérie, oubliée.

     Pourtant, dès la première page du roman, la mort est présente, qui préfigure sans doute les drames à venir. Progressivement, derrière l’ordre huilé des jours, derrière la beauté des cerisiers en fleurs et le rire des petites filles, la vie se lézarde par écaillages successifs et le récit de l’attente de la mère s’installe dans la stérilité. « Plus j'essaie d'écrire l'histoire de ma vie, plus je me rends compte que cette histoire m'échappe. » Derrière l’impossibilité à dire cette attente se dit l’impossibilité de Christina à vivre sa propre attente. Celle que son mari lui impose et dont, du jour au lendemain, elle ne veut plus.

     Dans le même temps qu'elle se dérobe à la mise en mots, l’histoire de Christina gagne en ampleur, débordant l'esquisse du premier récit sur lequel elle se greffe, pour rejoindre sa vie de mère de famille et de femme. Les éclats de drame s’aiguisent, l’étau se resserre sur Christina et sur son présent, comme jadis la vie s'était refermée sur la mère. Le tumulte et le désordre qui déchirent la jeune femme s'emparent aussi de l'écriture qui bascule momentanément du « elle » au « je »: « Peut-être que je ne la comprenais pas. Peut-être que je ne pouvais pas la comprendre. Que je ne pouvais même pas la prendre en pitié ». Puis la troisième personne reprend ses droits : « Elle repensa alors aux lettres brûlées, à sa mémoire brûlée vive. Elle n'arrivait pas à écrire le roman parce que la langue lui échappait. »

     Ainsi le passé dilue-t-il ses ondes possessives dans le présent. Le délitement progressif des liens qui jusqu’alors sous-tendaient la réalité, rendant l'existence possible, atteint l'insoutenable avec la mort de l'enfant. À partir de ce moment, libérée de l'emprise maternelle, libérée de l'attente de l'autre, Christina sombre dans l'absence. L'absence aux siens et à elle-même. Dans le temps de rupture qu'elle choisit de vivre, Christina s'éloigne de ce centre qu'elle avait échoué à rejoindre. Là, dans la solitude qui est la sienne, elle renoue enfin, sereinement, avec la beauté du monde.

     « Elle eut aussi devant les yeux la grâce de toute cette lumière qui à la fois chutait du ciel et remontait de la terre. »

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


* Marie-Magdeleine Lessana, Entre mère et fille : un ravage, Fayard, Collection Pluriel « Psychanalyse », 2000.


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