photo trouvée sur le net
Un couteau
J'ai toujours avec moi, serré dans ma ceinture,
un couteau africain joliment ouvragé,
de ceux qui par là-bas font de belles blessures,
et que m'avait vendu un vieux marchand d'Alger.
Je m'en souviens, de ce vieux-là, dans son repaire :
on l'aurait cru sorti d'un tableau de Goya,
parmi son bric-à-brac, les fripes, les rapières,
et croassant d'une voix rauque en charabia :
«Ce couteau-là, dit-il, que tu veux acheter,
arrive accompagné d'histoires plutôt moches :
chacun le sait ici, tous ceux qui l'ont porté
un jour ou l'autre ont tué quelqu'un qui leur est proche.
C'est lui qu'avait Don Basilio pour tuer sa femme,
la trop belle Dona Julia l'ayant trompé ;
c'est avec lui qu'un soir, Don Antonio l'infâme
frappa son frère en douce et ne l'a point loupé.
Puis un Maltais jaloux tue sa jeune maîtresse ;
un Rital perce un Grec, un bosco, qui en meurt ;
le couteau vient chez moi, changeant de main sans cesse.
J'en ai vu dans ma vie, mais lui, j'en ai trop peur !
Il a une ancre et un blason gravés, regarde.
Tiens-le : il n'y a pas plus léger, plus nerveux.
Mais si j'étais toi... Oui, mieux vaut que je le garde...
— Combien ? — Sept francs, pas plus. Tiens, puisque tu le veux !»
J'ai un petit poignard serré dans ma ceinture,
une étrange lubie pour lui m'emplit d'amour ;
mais moi qui n'ai jamais haï de créature,
je ne tuerai personne — ou bien moi-même, un jour...
Nikos Kavvadias
Recueil Marabout
(Traduction de Michel Volkovitch)