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1er novembre 1917/Julien Gracq, Le Roi Cophétua

Publié le 01 novembre 2009 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


Rendezvousabray2
Julien Eschenbach (Mathieu Carrière)
dans le train en direction de La Fougeraie (Braye-la-Forêt)
Source


EN DIRECTION DE BRAYE-LA-FORÊT

   En quittant Paris par la gare du Nord, dans cet après-midi de Toussaint, à travers les voiles d'eau que le vent chassait sur les usines et les jardinets ouvriers, ce qui attirait l'œil seulement de place en place, c'étaient les cimetières de banlieue, comme des émeutes florales énormes, crevant, épongeant ça et là la pluie noire ― noyés, rayés, barrés, hérissés de tricolore, avec la foule en vêtements mal teints qui remuait lentement entre les massifs comme une coulée de suie, mouchetée de bleu horizon, piquée ça et là de la tache blanche d'un voile d'infirmière, trouée de menues clairières qui bougeaient avec les tricycles des mutilés. Jamais les morts civils les plus moisis, les plus oubliés, ne furent mieux bordés, plus visités, bercés plus chaudement que dans les grandes fêtes des Morts de ces années-là ; ils rajeunissaient, noyés par procuration sous la marée éclatante qu'une digue de feu empêchait de déferler sur les tranchées. Puis, avec la grande banlieue, ces buissons ardents qui semblaient brûler sur l'eau s'éteignirent ; le tricolore s'espaça en rappels délavés sur la guérite des garde-voies qu'on voyait patrouiller le long de la main-courante des ponts, perdus dans la pluie, le col de capote relevé contre l'averse oblique, et ce fut la campagne ― la morne campagne du nord jalonnée de ses gares de meulière à deux pavillons, dont les quais semblent plus larges et plus vides qu'ailleurs, quand les déserte la foule des champs de courses.
   J'étais seul dans mon compartiment ― presque seul, semblait-il, dans ce train de grande banlieue traînard et désœuvré ― et les perspectives de la journée à la campagne que j'avais devant moi me paraissaient de moins en moins engageantes. La lumière commençait très tôt à baisser ― une éclaircie sans couleur glissait à l'horizon de l'ouest sous le ciel bas, éveillant ça et là le miroir des flaques d'eau qui noyaient les labours ― sur les routes, le vent pourchassait par essaims les feuilles arrachées. Je me détournai du paysage qui glissait sous mes yeux sans bouger, couleur de mine de plomb et d’écorce mouillée, et je parcourus un moment les journaux que j'avais achetés à la gare. L'aviation française avait bombardé de nuit les casernes de Kaiserslautern. À travers les circonlocutions pudiques des correspondants de presse, il était clair que la situation en Russie s'aggravait. Le froid humide pénétrait dans mon compartiment par la glace mal jointe ; je me rencoignai, me pelotonnai dans mon manteau, et je tombais dans une espèce de somnolence. J'imaginais Pétrograd, la marée figée de ses drapeaux rouges subitement noircis par la première neige, les pas des millions de bottes lourdes tournant en rond comme une caserne en folie, gâchant la neige fondue plâtrée de feuilles de journal. Un détour par les marais de l'Yser me ramena à l'hiver noir du front qui commençait: la vie civile m'avait repris, les souvenirs du feu me paraissaient déjà un autre monde, mais à chaque retour de pluies de l'automne, malgré moi, je sentais encore les tranchées, comme un rhumatisant ses articulations. Le froid mouillé me saisissait à nouveau aux poignets ; le train, qui ne ramenait personne au front, traînait dans chaque gare, interminablement. Il n'était guère possible de rêver un lieu, une journée plus mornes ; il me semblait que la terre entière moisissait lentement dans la mouillure spongieuse, s'affaissait avec moi dans un cauchemar marécageux, qui avait la couleur de ces marnières noyées où flottent le ventre en l'air des bêtes mortes.
   De temps en temps pourtant une onde de curiosité, une petite flamme chaude, trouait cette humidité de déluge ; je songeais que j'allais revoir Jacques Nueil.


Julien Gracq, « Le Roi Cophétua » in La Presqu'île [1970], in Œuvres complètes, II, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, pp. 491-492.





Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) 27 juillet 1910/Naissance de Julien Gracq ;
- (sur Terres de femmes) 25 avril 1949/Julien Gracq au Théâtre Montparnasse ;
- (sur Terres de femmes) 3 décembre 1951/Julien Gracq refuse le Prix Goncourt ;
- (sur Terres de femmes) 19 février 1977/Julien Gracq, Les Eaux étroites ;
- Julien Gracq, le site (José Corti) ;
- (sur Terres de femmes) 21 mars 1926/Naissance d’André Delvaux (Rendez-vous à Bray et Le Roi Cophetua + une autre extrait du Roi Cophetua).



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