Haïti: A quoi servent les partis politiques haïtiens?
Par Pierre Jorès MERAT, Enseignant à l'école Normale supérieure de port-au-Prince
Ce que les citoyens haïtiens attendaient des partis politiques : changer la vie et la cité
La Constitution haïtienne de 1987 consacre la concurrence pacifique de la prise du pouvoir. Désormais, le substrat sur lequel doit se jouer la compétition politique se décline presqu'exclusivement en parti politique. C'est la voie indiquée et qui est donnée en modèle par les pays amis et voisins. Admettons-le, elle est devenue le paradigme politique du monde postcommuniste. De ce fait, le parti politique devient l'outil incontournable dans le jeu démocratique qui anime Haïti depuis la fin de la dictature duvaliériste. Ceux qui observent la situation sociopolitique nationale s'étonnent des mauvaises prestations des partis politiques du pays. Nous entendons, ici, par prestations le corpus formé par l'ensemble ci-après : choix des candidats, campagne électorale, exercice d'un mandat parlementaire, action militante dans un parti, signature de manifeste, appréciation publiquement portée sur les hommes, les problèmes ou les situations politiques, etc. Notre définition d'un parti politique est basique. Il s'agit d'une organisation visant à mobiliser des individus dans une action collective menée contre d'autres, pareillement mobilisés, afin d'accéder, seul ou en coalition, à l'exercice des fonctions de gouvernement. De ce fait, ce qui caractérise un parti politique, c'est sa dimension collective, son ambition d'accéder au pouvoir et sa croyance en un programme et une ligne idéologique définie pour changer la vie dans la cité. Et c'est sur ce projet-là que le citoyen accepte la délégation de pouvoir aux partis et à leurs élus.
Une crise de légitimité et de qualité : des partis politiques sans citoyens et sans intellectuels
Les citoyens sont surpris de constater qu'un individu exagérément inculte soit désigné candidat d'un parti politique et se fasse élire maire, député, sénateur et autre. Et que le bilan de la gouvernance du pays soit aussi peu convaincant depuis deux décennies. N'allons pas par quatre chemins, pour faire court, deux raisons majeures expliquent cette situation déplorable : les citoyens haïtiens n'investissent pas les partis politiques et les intellectuels désertent ces partis. Evidemment, notre thèse est simple: si les citoyens et les intellectuels investissent les partis existants, le problème de la gouvernance du pays, dans les choix, est réglé et celui du décollage économique est à moitié sur les rails justes. Nous avions, pendant au moins deux ans, mené une petite enquête, en discutant avec une bonne centaine de citoyens honorables et d'intellectuels de toutes les sensibilités sociales et politiques. Le constat est stupéfiant : aucun d'entre eux n'est membre d'un parti. Cela ne veut pas dire qu'ils ne soient pas des alliés naturels de tel ou tel parti, mais ils n'ont pas la carte du parti. Ils ne se réclament pas comme adhérents à part entière. Et de plus, ils critiquent avec sévérité l'action (ou l'inaction) de ces partis au pouvoir ou dans l'opposition.
La structure du parti politique haïtien est simple et binaire : il y a l'état-major historique (indépassable, indécrottable) et la troupe de choc, fondamentalement surpolitisée et incontrôlable (capable de tout). Il manque cruellement à ces partis deux éléments majeurs : les citoyens/adhérents et les intellectuels/militants. Nous donnons à Socrate le soin de définir le citoyen : « Le citoyen est lisant et écrivant ». Et c'est là que le bât blesse; ceux qui remplissent ces deux conditions sont en dehors des partis. Comment pouvons-nous espérer des choix meilleurs avec des citoyens auxquels la République n'a pas ouvert l'accès au savoir et à la modernité? Un parti politique efficace, dans sa mission de service public, doit être un centre de formation pour transformer ses adhérents en citoyens. Trouver comme slogan « Anafabèt pa bèt » ne règle pas le problème. Castro, Mao et les sandinistes ont compris que l'analphabétisme est le premier ennemi intérieur à vaincre, si on veut sortir de l'archaïsme pour aller vers l'épanouissement humain et social de la collectivité. Ils ont pris le taureau par les cornes et les résultats sont là et sont indiscutables.
Cependant, il faut poser cette question : à l'intérieur d'un parti qui doit assurer la formation ? Qui doit dessiller les yeux ? Qui doit enseigner la raison ?, l'Etat ?, la chose publique ?, l'éthique ? C'est bien l'intellectuel, le clerc, le penseur, la machine à penser. Et vous admettez avec nous que depuis l'arrivée du fameux slogan « analfabèt pa bèt » il règne au sein des partis politiques haïtiens ( et de la société ) un courant anti-intellectualiste très sévère. Nous avions entendu souvent cette réflexion, qui en dit long : Se intèlektyèl ki mete peyi'a nan pwoblèm li ye la'à. Et comme réaction, certains intellectuels haïtiens vont, peu à peu, quitter la scène dans les partis pour se cantonner derrière le rideau, et n'arrivent même pas à tirer les bonnes ficelles aujourd'hui, ou très peu. D'autres, trop fiers ou trop orgueilleux, vont tout simplement quitter le bateau au profit de jeunes matelots inexpérimentés, mais terriblement audacieux. Cette façon de faire nous ramène dans le passé où un certain Anténor Firmin va être battu par le flamboyant Nord Alexis, où Faustin Soulouque va gagner les élections présidentielles parce qu'il est inculte. Nous arrêtons la liste ici pour ne pas tomber dans le voyeurisme et surtout pour ne pas dire toute la vérité. Nous n'avons plus les D. Delorme, les B. Bazelais, les Edmond Paul dans l'arène.
L'intellectuel dans le parti y sera l'agitateur intelligent, animé par une vision du monde et un souci des valeurs. Il sera celui qui a réussi à concilier son expérience et ses idées sans trahir ni l'une ni les autres, et dont le métier est de transcrire le parti, le pays, tout en les changeant. Si l'intellectuel est exceptionnel, il n'en reste pas moins qu'il n'est pas solitaire, ne surgit pas seul du coin de la rue des Miracles ou du corridor Bastia, comme tendent à le penser certains, mais procède d'un ensemble de conditions d'existence, dont en premier lieu la vie intellectuelle, qui l'impulse et dans laquelle il se situe. C'est cette vie aujourd'hui qui est absente du parti politique haïtien. Les partis politiques sont en panne d'idées et d'hommes. Sans tomber dans le passéisme, les débats entre les Libéraux et les Nationaux nous manquent cruellement, les géants sont morts et le parti politique haïtien devient une savane où les hyènes et les chacals viennent faire leurs courses. Nous ne voyons que règlements de compte, crise des valeurs, caricatures de débats, crise de la représentativité et de l'engagement politiques, amateurisme et renouveau des fantômes et démons du passé. Les jeunes plantes ont du mal à pousser : l'OPL est veuve de G. Pierre Charles et le PLB est veuf de R. Bernardin.
Des partis politiques faibles et astucieux : une vraie menace pour la démocratie haïtienne
Nos partis politiques ne sont pas les meilleurs garants du maintien du lien entre le peuple haïtien et ses gouvernants. Au pouvoir ils sont monopolistes, marionnettistes et démagogues. Dans les couloirs du pouvoir ils sont muets et myopes. Et en dehors du pouvoir ils sont casseurs, révolutionnaires et taillables. Nos structures politiques ne permettent pas aux citoyens d'exercer leur droit de participation (direct ou indirect) à la chose publique. Les rouages de notre système politique constituent un grand marché de dupes et de duperies : faux dialogues, fausses élections, faux élus, faux conseillers électoraux, fausses coalitions, fausses promesses, etc. Une vraie République de mirages et de contrefaçons. Si l'on revient à Max Weber qui disait que « les partis politiques sont les enfants de la démocratie et du suffrage universel », on constatera que nos partis politiques ne font que renforcer le statu quo. Ils participent au maintien de l'ordre politique pernicieux, néfaste et intolérable qui gouverne, depuis des lustres, le destin d'Haïti. Depuis 1986, il s'établit donc une véritable oligarchie des partis politiques : les mêmes têtes, les mêmes discours, les mêmes duperies et les mêmes postures. Cette situation crée et alimente la confusion politique et ne rassure pas le citoyen sur le terrain mouvant du principe démocratique : renouvellement des hommes, des idées et des choses. Un parti politique est dangereux pour la démocratie quand il est incapable de sélectionner le personnel politique et de défaire, quand il arrive au pouvoir, ce qui a été fait comme forfait au regard du bien-être collectif. Une structure politique fait grandir la démocratie quand elle se renouvelle par le biais du suffrage universel interne. Pas de démocratie dans la permanence des individus, des clans et des bandes de copains !
Libérer les partis politiques de l'oligarchie politicienne, une obligation démocratique
Le constat alarmant que nous venons de faire est une grosse pierre dans la machine nationale. Il faut, à tous les coups, l'extirper ou continuer à végéter comme nation. Il faut au pays des partis (et des hommes) capables de proposer aux Haïtiens un avenir sinon radieux, du moins convaincant. Les partis et nos hommes politiques ont cessé de réfléchir, au point d'apparaître en panne d'idées et d'imagination. Il n'y a pas de politique intellectuelle dans nos partis, pas de débats créatifs. Nous avons besoin des têtes bien faites et des têtes chercheuses dans les partis. Le contenu même du mot faire de la politique est d'un flou total et devient déconcertant : un mélange explosif d'affairistes, d'anarchistes, d'illuminés et de paresseux. La conséquence est évidente : faute d'un affrontement sur les idées, on assiste à un affrontement hystérique sur les personnes (et même sur leurs orientations sexuelles). La seule chose qui intéresse les nouveaux leaders et chefs de parti, ce sont des idées pour juste prendre le pouvoir et cela s'arrête là.
Les partis politiques haïtiens refusent de se ré-oxygéner. Ces partis n'ont pas vu que la société et le monde changeaient et qu'il fallait donc repenser leur stratégie et leur politique. Ils sont désertés par les citoyens parce qu'ils sont en panne d'idées, parce qu'ils sont en panne d'une compréhension du monde, du pays et de la modernité. Ce n'est pas la société qui est indifférente à leur égard, mais bien leur laideur qui repousse et n'attire pas. Le lien s'est rompu entre le politique, le citoyen et l'intellectuel. Sur les grandes fonctions d'un parti politique, ceux qui occupent le devant de la scène nationale aujourd'hui ne remplissent vraiment que la première, la fonction électorale. En revanche, ils assument très mal la fonction programmatique et surtout les fonctions intellectuelle et idéologique qui permettent de porter une représentation de la société et d'un avenir possible et souhaitable. Or, nous savons bien que les batailles se gagnent ou se perdent d'abord dans les têtes. L'analphabète n'est pas une bête, mais dans un monde où l'économie, le social et le reste sont axés sur l'écriture et l'informatique, un analphabète est bête; Le parti politique haïtien ne fonctionne point comme un intellectuel collectif. Il devient une machine à reproduire ou à recycler des paresseux, des incapables, des marrons, des astucieux et des marionnettistes, pour le grand malheur de la République. Citoyens et intellectuels du pays, unissez-vous et investissez les partis politiques pour les assainir et les transformer en instrument démocratique pour changer la vie et la cité.
Bibliographie exploratoire
ARON. R L'Opium des intellectuels.
Ed Calmann-Levy. Paris. 1955
CHARLES. C Les intellectuels de l'entre-deux-guerres
Ed Nouveau Monde. Paris. 2006
DENIS. R et al Intellectuels et Politique : Brésil-Europe
Ed L'HARMATTAN. Paris 2003.
HALIMI. S Les nouveaux chiens de garde
Ed L. B .Paris. 2005 (réédition)
LEYMARIE.M Les intellectuels et la politique en France
Ed. PUF. Coll. Que sais-je. Paris. 2001
Pierre Jorès MERAT
Enseignant/Chercheur
UEH/ENS/CERHCAYon gwo AYIBOBO pou ou men m zanmi m ki vizite lakou sa pou pwan nouvèl zanmi lakay ak lòt bò dlo.