Dans notre maison de campagne, il n’y a pas de lave-vaisselle. Pire, il n’y a pas de télé. Pire encore, mon téléphone portable ne capte pas et c’est un vrai problème. Raphaël ne pourra pas
m’appeler, mais ça les parents s’en foutent du moment qu’ils passent de bonnes vacances.
Raphaël, je l’aime (comme 83% des filles de ma classe). Pour l’instant, c’est plutôt platonique mais je ne perds pas espoir. Il y a plusieurs éléments qui me font penser qu'il n'est pas si
désintéressé. Par exemple, le jour où il m’a demandé de lui prêter un stylo, j’étais tellement sous le choc qu’il m’adresse enfin la parole, que j’ai commencé à transpirer et bégayer, puis
incapable de sortir la moindre phrase cohérente, je lui ai souri de toutes mes dents (et de tout mon appareil dentaire qui s’acharne à m’humilier en gardant des bouts de spaghettis entre ses
bagues). Raphaël a feint l’indifférence et a détourné le regard. J’en conclus logiquement qu’il est très amoureux de moi.
Autre preuve : j’ai effeuillé toutes les pâquerettes du pré et ça m’a donné : 7 il m’aime, 14 un peu, 9 beaucoup, 13 passionnément, 15 à la folie et 11 pas du tout. Le résultat est clair : il
m’aime à la folie.
Des fois, j’aimerais braver tous les interdits, je prendrais le train jusqu’à Paris pour le rejoindre, je me jetterais dans ses bras et on partirait vivre notre amour à l’étranger, sans entraves,
loin de tout. Mais la gare est à plus de 20 km de la maison. C’est loin… Surtout qu’il y a une côte terrible qui n’en finit jamais. C’est le triangle des Bermudes du Limousin. Certains
touristes inconscients l’ont empruntée à pied et n’en sont jamais revenus. Peut-être qu’un jour on retrouvera leurs squelettes sur le bas-côté.
Et puis je n'ai pas l’argent pour le train. Enfin si, je l'ai, mais je pensais plutôt m'acheter un lecteur mp3. Alors finalement, je crois que je vais remettre mon projet de fugue à la prochaine
fois…
***
Au secours, délivrez-moi ! Je suis prisonnière ! A l’aide !!! Laissez-moi sortir de ce bled pourri ! Je crie à m’en arracher la glotte.
Des champs à perte de vue et personne ne m’entend. Les vieux du village sont sourds comme des pots, quant aux vaches qui m'observent, elles n’ont décidément aucune compassion. Du haut de son
tracteur, il y a un paysan qui se demande boudiou ce que je fabrique dans l’enclos de ses ruminants.
***
- Qu’est-ce que tu faisais avec les vaches ? Le voisin ne veut pas que tu leur fasses peur, ça fait tourner le lait.
- Maman, c’est bon… Je ne les ai pas poursuivies avec une tronçonneuse, je n’ai pas essayé de faire du rodéo dessus et je ne leur ai même pas mis de pétards dans le cul. Je cherchais juste
quelqu’un à qui parler.
- Et Jeremy alors ? Le pauvre s’ennuie comme un rat mort, tu pourrais lui faire visiter le coin.
- J’ai pas envie d’être avec lui. Il est complètement à la ramasse.
- Il est timide et maladroit.
- Il est gros et moche !
- Il te plaisait beaucoup avant. Vous sortiez même ensemble.
- On s’est embrassés une fois sur la bouche quand on avait 5 ans… Est-ce que cette histoire va me poursuivre toute ma vie ?
- Tu râles tout le temps, tu me fatigues. Lave-toi les mains, on passe à table.
***
Le premier repas des vacances commence toujours par cette question de Gérard Poinsard :
- Alors Lucie, tu as un petit copain ?
- Le sexe, c’est mal.
- Vous l’avez enfermée dans un couvent pendant toute l’année ou quoi ?
- Mais non voyons, tu nous connais. Ce n’est certainement pas le résultat de notre éducation si notre fille est complètement coincée. Elle ne sort jamais avec des garçons et se fringue comme une
bonne sœur alors que les autres filles de son âge mettent des strings, des petits débardeurs et des shorts sexy…
- C’est sa petite crise d’adolescence.
- Remarque, pour la contrôler c’est plus facile : elle ne sort pas en boîte, ne fume pas, ne boit pas, ne rentre jamais après 18h… Elle passe tout son temps à lire. On ne sait plus quoi faire, on a
même pensé à une psychothérapie.
- J’ai l’adresse d’un très bon psy que Jeremy va consulter pour ses problèmes de poids.
- Ouhouh ! Vous pourriez arrêter de parler comme si nous n’étions pas là ?