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Les ongles noirs

Publié le 08 novembre 2009 par Sophielucide

J’ai hésité plusieurs jours avant d’écrire cette histoire, ne doutant pas qu’on allait encore médire en  m’affublant des pires  épithètes au sujet de ma collection de névroses……Mais voilà, si je ne la raconte pas, je ne saurai sans doute jamais le fin mot de cette histoire alors une fois de plus je fais fi du peu de fierté qu’il me reste et m’en vais vous narrer ce rêve qui me hante depuis plusieurs jours.
Je ne rêve jamais, c’est sans doute d’ailleurs une des raisons qui fait que j’écris ; pour m’inventer mes propres rêves ou mes cauchemars, allez savoir. Je ne rêve jamais, disais-je (ce à quoi on m’opposera –m’imposera– la nuance tenant dans la réminiscence de ces rêves… ) et pourtant, ce matin-là, c’est mon propre hurlement qui me réveilla.  Avec à l’esprit une vision très nette et pourtant véritablement dantesque de ce que je venais de vivre. Car, cela aussi est une découverte : j’ai vécu durant ce laps de temps, j’en conserve les stigmates, c’est donc une réalité pas seulement une vue de l’esprit…

Le rêve : Extérieur nuit. Eclairage artificiel ; je ne lèverai à aucun moment les yeux au ciel, mais il semble évident que la lune est de sortie, grosse, accompagnée d’étoiles sans doute, on y voit comme en plein jour, sauf que les ombres se multiplient et me donnent l’impression que dans ce champs de terre, nous sommes des centaines. Alignées. Une rangée de filles comme un fil barbelé qui s’étend à perte de vue. Nous sommes toutes debout, immobiles, une pelle à la main.  Face à nous, installés sur des chaises d’arbitre de tennis, des hommes.  Faites-moi grâce, par pitié d’une interprétation factice d’une frustration sexuelle ou je ne sais quel sentiment d’infériorité….Mais c’est ainsi, les hommes sont assis, en hauteur et nous attendons l’ordre de creuser, évidemment, sinon à quoi bon ces pelles, lourdes au creux de nos mains ?
«  Vous vous prenez pour des écrivains ? »
La voix est agressive et ne laisse aucun doute sur la réponse que personne évidemment ne prononcera.  Le timbre est puissant et s’éternise. Tête baissée, je ne suis pas la seule à lever les yeux sur l’homme qui a crié. Je le connais sans l’avoir jamais vu. Je reconnais cette voix sans l’avoir entendue auparavant. Juste une évidence de plus. A ses côtés, un tout jeune homme, très beau, genre minet, tiré à quatre épingle, lance un rire un rien hystérique, un rire odieux comme un écho accompagnant ce cauchemar, tout du long. Mais à cela aussi, on s’habitue et bientôt on ne l’entendra plus bien qu’il reste en suspension, happé par une de ces étoiles peut-être, incrusté dans le décor, au même titre qu’un saule pleureur que je n’avais pas remarqué encore, mais qui propose un apaisement interlude dans cette mise en scène.
Nous semblons toutes terrorisées mais avons-nous vraiment peur ? Nous nous montrons dociles mais l’outil pèse sur nos avant-bras au point que nous avons hâte à présent de nous mettre à la tâche puisque nous sommes là pour ça. Suspendues aux lèvres invisibles de notre commanditaire, nous attendons.
«  C’est ça que vous voulez, alors CREUSEZ ! »
C’est bien ce que nous faisons, nous creusons, vite, très vite, comme s’il y avait urgence ; pire, comme s’il s’agissait d’un concours. Avec à la clé, une place à gagner. Mais laquelle ? Cela dure, la douleur arrive. Dans des endroits du corps qu’on ne soupçonnait pas : la nuque se raidit, les crampes se baladent comme des milliers d’aiguilles suspendues au moindre de nos muscles.  Comment se fait-il que les trous  présentent tous la même forme ? Rectangulaire, ça va de soi. Nous creusons à l’unisson, dans la même discipline, une tombe à l’identique, qui se duplique à l’infini. Une évidence de plus qui me force à chercher du regard le cercueil que le trou gobera, qu’il nous faudra recouvrir de cette terre noire, grasse, presque appétissante et facile à travailler. Un vague plaisir nait de cette approche intime, organique d’avec cet élément vital, la terre qui nous supporte…
Soudain, la main de l’homme se lève et les pelles stoppent instantanément leur trajectoire elliptique. Quand la main redescend, le silence est total ; même le vent s’est tu et le bruit de ferraille du métal qui atteint la rocaille sonne la fin de la première étape. Une voix venue d’ailleurs ordonne de jeter notre outil dans le trou ; nous nous exécutons en enregistrant la suite de petits bruits mats, aussitôt étouffés. Puis, je sens une pression dans le bas du dos, pas le temps de lutter ;  au bord du précipice, ma chute s’éternise encore jusqu’au cri qui me réveille. Tout ça n‘était qu’un rêve.
J’allume une cigarette, me remets de mes émotions en souriant bêtement.  Ecrire serait devenu une sorte de supplice ? Au moment d’éteindre mon mégot, je m’aperçois avec dégoût que mes ongles sont sales. Noirs de crasse. Dégueulasses. Mais au lieu de me précipiter dans la salle de bain pour me laver les mains, j’allume une autre cigarette en cherchant l’origine de cette saleté. Je fais mine de réfléchir mais tout semble clair SUBITEMENT …
Devant le lavabo, je contemple mes mains qui semblent propres excepté les traits noirs imbriqués sous chaque ongle. Je cherche une lime et m’emploie avec une minutie que je ne me connais pas à recueillir ces  fragments que je dépose délicatement dans un étui à lentilles. Les petits filaments sont comme une vision de chromosomes observés au microscope. C’est joli, j’en conviens. Je referme l’étui, et me prépare. Le café n’est pas indispensable ce matin. Rien n’est plus urgent que de courir au laboratoire pour demander l’analyse de ces particules.
Attendre et oublier. Oublier ce froncement de sourcil, cet air niais du laborantin qui finira par hausser les épaules en enregistrant mes coordonnées.  Attendre une journée entière.  Dormir : désir irrépressible de passer à nouveau de l’autre côté du miroir. Savoir.
Le jour du résultat, j’ai affaire à une femme cette fois, assise de l’autre côté du comptoir, vêtue d’une blouse blanche ; 37 euros 90, me lance-t-elle sans même lever les yeux. -Ok , mais mes résultats ?  -RAS , il s’agit de terre de bruyère. -Ah ? Mais d’où provient-elle ? C’est ça qui m’intéresse ! -Qu’est-ce que j’en sais moi. De votre jardin. -Je n’en ai pas. -D’un pot de fleurs. -Non plus.  Madame, comment vous répondre ? Elle vient bien de quelque part ! – Je m’en doute, c’est bien pour ça que je vous ai porté cet échantillon. – 37 euros 90, comment réglez-vous ?
J’ai de la terre sous les ongles et j’ai rêvé ; qui est disposé à entendre cela, qui ? L’un de vous, certainement, qui se trouvait sur les lieux de ce rêve, assis sur une chaise d’arbitre de tennis ou bien à mes côtés, une pelle à la main. Suis-je la seule à en être revenue ? Aurais-je gagné ce concours avec pour seul trophée ce mystère à éclairer ? Je n’en dors plus la nuit, comment y retourner ?


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