La littérature de Large intéresse et fascine. Elle se veut indicatrice, et même révélatrice, de ces traumatismes qui affectent, non seulement, des générations successives du pays haïtien, mais aussi des espaces tiers-mondistes et caribéens. Ces tranches d'histoire pathétiques qui deviennent tradition s'abattent en permanence sur les protagonistes en s'illustrant à tous les niveaux du récit.
Josaphat-Robert Large nous fait parcourir sans arrêt les méandres de l'irrationnel. Au beau milieu d'une sorte de mentisme qui permet aux idées et aux images de défiler de façon incoercible comme dans un kaléidoscope, se déroule une histoire de déracinement individuel, qui devient, lorsqu'on la comprend, celle aussi d'une expatriation collective. Josaphat-Robert Large, qui vient d'une île magique et tragique, n'a ni le temps, ni le courage, ni l'indécence de séparer l'individu de la société, ni de renier ses origines. L'histoire de l'être qui emprunte un parcours individuel, une sorte d'odyssée personnelle et intime, s'insère dans l'histoire de l'autre et devient une saga collective. On est donc en présence d'effets multiplicateurs presque pathologiques d'un monde qui fuit et qui se fuit. C'est, je crois, la problématique existentielle d'une île qui veut transmuer, échapper à son temps et à son milieu délétères et surtout à son histoire répétitive, faite de coupures et de re-coupures cruelles, qui glisse vers un néant catastrophique. Pour se libérer du Thanathos, l'espoir n'est qu'ailleurs ; car, lorsque l'Etat fait la guerre à la nation, lorsque les individus entretiennent tous un casus belli quotidien et permanent les uns contre les autres, n'est-on pas réduit à se jeter dans l'errance interminable, à la recherche de la vie,dans une quête monumentale de la survie et de l'éros ?
De tous ses romans ,l'auteur apporte par Les Terres entourées de larmes (2002) une matière inédite qui fait de lui un démiurge. Il crée, sous nos yeux éberlués, le plus fort des paradoxes, l'incroyable maîtrise, et, surtout, l'étonnante responsabilité héroïque de deux jeunes fous qui semblent à peine échappés de l'asile, mais qui illustrent, paradoxalement, la plus saine attitude possible et la plus humanisante des politiques en devenant des champions de la conscientisation ,en organisant une mobilisation vers une action progressiste, pour combattre la paupérisation générale, la putréfaction du système politique et, en bref, la décomposition progressive de l'économie de l'île.
Cette condamnation à la marginalisation s'effectue sans répit, de la campagne à la ville, et du milieu urbain à l'étranger. Quel que soit le milieu où évolue l'homme, il est archi-miné ou piégé par un concours de circonstances défavorables qui se recréent à chaque occasion. Pourtant, malgré une atmosphère qui n'autorise pas d'eudémonisme euphorique, Josaphat-Robert Large, par un élan de générosité solidaire envers ses personnages, laisse tomber quelques moments de bonheur intime inoubliables, même s'ils ne servent que de prélude à une descente en enfer interminable.
L'écrivain s'affirme créateur pour de bon en jouant à la fois sur plusieurs registres, qui émergent de son dispositif narratif. Avec lui apparaît clairement cette tentative de dénouement d'un hyper-texte qui, finalement, conduit vers le développement d'un hyper-roman. Sa technique d'écriture nous permet de nous rendre compte des recherches qu'il a effectuées, des nombreux documents et textes qu'il a consultés d'après un schéma préétabli et élaboré à l'occasion. Les minutieux détails éparpillés dans l'oeuvre font penser aux données examinées par l'auteur. Ce qui nous dévoile l'énormité de sa quête ou de son enquête. Large veut devenir à juste titre un galérien des lettres en épuisant toutes les possibilités de la lecture. On n'ignore pas que la littérature d'imagination ne se livre qu'à travers un nombre incalculable de fenêtres de la perception et de l'esprit afin d'atteindre le plus grand nombre possible de ceux et de celles qui composent le lectorat ciblé : c'est-à-dire tout le monde.
Une puissance d'évocation
La littérature de Large intéresse et fascine. Elle se veut indicatrice, et même révélatrice, de ces traumatismes qui affectent non seulement des générations successives du pays haïtien, mais aussi des espaces tiers-mondistes et caribéens. Ces tranches d'histoire pathétiques qui deviennent tradition s'abattent en permanence sur les protagonistes en s'illustrant à tous les niveaux du récit. Qu'une dictature tentaculaire impose des années de plomb, de silence, de siège, d'exil, d'errance ou, en guise d'alternative, une promesse de mort à une pauvre et malheureuse jeunesse; qu'une génération parvienne à l'aliénation, à la dislocation et sombre dans la folie quand elle est coupée de son milieu originel et nourricier; ou que toute une population vive sans espoir dans un quotidien calamiteux, ce ne sont là que des peintures éclairantes. Elles illustrent la puissance d'évocation de l'auteur traduite en des tableaux inoubliables et traumatisants. Parfaitement.
Par des modifications ou agencements abrupts que l'on prendrait volontiers pour des cas de deus ex machina, l'auteur ouvre un portail sur une autre dimension : un monde où la progression du récit perd un peu de sa linéarité. Désormais, la boîte de Pandore s'ouvre, et grâce à une sorte d'alchimie textuelle tout devient possible. Les protagonistes que l'on croyait morts ou disparus réapparaissent et montent à la surface pour se placer de nouveau au centre de l'actualité. Et celle-ci redevient naturellement chaotique à cause justement de la renaissance de ces personnages et de leur réinsertion dans le récit.
Les stratagèmes, ruses, mises en abyme et en perspective historique de Josaphat-Robert Large nous font dévorer ses textes et ses florilèges, mais nous nous trouvons dans l'impossibilité de lui trouver une classification certaine : nous sommes encore en mal d'étiquette, et c'est probant. Il y a plusieurs éléments d'analyse qu'il nous faut cerner et explorer. Large est-il un historien-romancier qui s'évertue à insérer l'histoire dans le roman, ou bien est-il un romancier dont la passion est d'enchevêtrer l'histoire fictive et l'histoire chronologique de son île ? La dernière proposition semble être plus juste. C'est évident que l'écrivain réalise avec une grande maîtrise l'inclusion d'épisodes romanesques hauts en couleur dans la trame de l'histoire tragique de l'île : état-nation des Antilles enfoncé dans une révolution destructrice permanente dès les premiers jours de son existence. Ainsi, assiste-t-on en première loge, en retenant son souffle, aux déboires incessants qui déchirent l'ordre social, politique et économique.
Réalité et fiction
Ce mariage de la réalité et de la fiction, accompli avec brio, renvoie sans doute à un cas d'osmose qui dévoile l'interpénétration de ces deux univers distincts qui se nourrissent mutuellement. Adresse éclatante aussi d'un savant descriptiviste et synthétiseur qui a appris à enchâsser l'histoire dans l'Histoire, la fiction dans la réalité historique. Coïncidence utile, Daniel Rondeau, de l'Express, a aussi reconnu dans un article paru dans Le Figaro Littéraire du 16 juin 2005, lors d'une interview accordée à Elizabeth Gouslan, que « La fiction et le réel sont indissociables », (article du même nom). Bien que le journalisme soit selon lui le cordon ombilical le plus efficace entre la fiction et le monde réel, il faudra aussi admettre, après Faulkner, qu' « une bonne fiction sera toujours plus vraie qu'un bon reportage ». La fiction et le réel appartiennent à deux mondes indissociables qui se poursuivent et s'enrichissent mutuellement. Cela peut paraître incompréhensible, mais « une fiction réussie peut nous apprendre plus de choses sur notre monde, sur l'aventure humaine, que le meilleur des reportages ». Un romancier se doit d'être avant tout un enchanteur de première qualité. C'est d'ailleurs par ce mérite qu'il va pouvoir réaliser cette remarquable transmutation. Nous croyons avoir relevé cette vertu aussi chez Daniel Maximin qui, dans Isolé Soleil, « entremêle les fils historiques, l'histoire de l'île, et les fils littéraires ». L'on comprend que l'intérêt des critiques se soit porté sur les écrivains et romanciers francophones des Caraïbes : ils ont détecté chez eux une forte tendance à historiciser le roman et à romancer l'histoire. Toute tentative d'explication de ce phénomène doit être plus explicite ; elle doit signaler au premier plan qu'il s'agit d'abord d'un apanage d'ordre historique, culturel et géographique des peuples qui ont eu une difficile histoire et qui, pour forger un état-nation, ont dû passer par le fer et par le feu. Les Antilles ou les petites nations des Caraïbes qui ont connu l'exploitation, la colonisation et l'esclavage, tous ces épisodes d'infériorisation, d'animalisation, de diabolisation et de tentative de réification même, n'ont pu développer une sorte de neutralité objective du romanesque. Les régimes déshumanisants, les autodafés, les tortures publiques, les lynchages et les génocides ne peuvent évacuer totalement la psyché collective post-coloniale : les séquelles demeurent. On a affaire soit à une littérature de revendication, soit à une oeuvre qui s'élève contre l'amnésie collective, d'où la nature militante de ce curieux phénomène. Il faut se rappeler aussi le très bel article de Marie Dominique Le Rumeur « Le discours biblique dans la littérature franco-antillaise » qui analyse l'oeuvre de plusieurs écrivains des Antilles françaises et d'Haïti, dont Jacques Stephen Alexis, Jacques Roumain, René Depestre, Josaphat-Robert Large, où elle affirme que « les similitudes entre fiction romanesque et réalité historique sont évidentes » (p.507). Et tout cela vaut aussi pour la majorité des jeunes écrivains de cette partie du monde.
Cette féconde obsession de l'histoire chez Large n'est pas l'unique phénomène conceptuel auquel il faudrait s'intéresser, d'autres encore plus fascinants suivent. Il s'impose aussi de jeter un coup d'oeil sur la notion de géographie et sur l'usage qu'il en fait surtout dans Les Terres entourées de larmes (2002). Qu'est-ce que l'identité géo-culturelle ?
Une approche originale
Il faut avouer que c'est une approche originale qui permet de participer non seulement à l'exploration physique d'un milieu, mais aussi à l'inventaire des tempéraments, des caractères, c'est-à-dire la psychologie et la culture des gens qui composent une population spécifique. Large est un grand voyageur qui construit ses archives d'une manière scrupuleuse. Il ne néglige même pas les régions les plus insignifiantes où l'action du roman peut nous entraîner. Il exhibe une inclination à unifier les habitants de son île, à leur faire comprendre que le Nord et le Sud, quelque distants qu'ils soient, n'appartiennent qu'à la même entité géographique, au même pays ou au même peuple. Champion unitaire sans doute, il voudrait établir une fois pour toutes l'appartenance commune de ses compatriotes à une même agglomération.
Mais transparaît aussi chez lui cet effort constant d'établir un guide tempéramental ou caractériel qui aiderait à comprendre l'identité collective d'une population donnée. Il suffit de prendre en considération la dynamique qui a abouti à l'édification du département de l'Ouest et à la création de Port-au-Prince, la capitale cosmopolite d'Haïti. L'auteur, par le biais d'un journaliste français, Louis Lefèvre de Saint-André, a expliqué devant la multitude de groupes ethniques qui circulaient dans cette ville, carrefour ou point de rencontre vers lequel tout un beau monde disparate a convergé, et dont la rencontre a formé cette capitale qui « reflétait les nuances de toutes les races du monde ». D'où viennent les Mulâtres ? Qui sont-ils ? Selon le journaliste Saint-André ils étaient originaires du sud du pays. « Les Mulâtres originaires du sud du pays côtoient, dans les rues de Port-au-Prince, les membres des bourgeoisies composées de Noirs en provenance du Nord. Les premiers ayant la réputation d'avoir hérité, pour leur malheur, de tous les défauts inhérents aux colons français de Saint-Domingue, tandis que les seconds, fils et petits-fils des héros les plus clamés de l'indépendance, se réclament de la haute dynastie mise en place par le roi à la fois fastueux et énergique qu'avait été Henri Christophe !». Il fallait la rencontre de ces deux ailes de la bourgeoisie sur un terrain neutre. Elles ont à cet effet inventé le département de l'Ouest et la capitale Port-au-Prince. « L'égoïsme des Mulâtres du Sud » lié à « la vanité des Noirs du Nord » constituaient les caractéristiques irréductibles des habitants de la nouvelle ville, les Port-au-Princiens, qui devaient rapidement rejeter « la mentalité de leurs ancêtres » qu'ils appelaient désormais « de petits provinciaux ridicules ».
D'autres illustrations s'offrent avec évidence. La tentative de Tonbobo Cadet, conquérant de l'Est, de relier la République dominicaine à Haïti, par son mariage à Isabela-la-belle, qui devrait symboliser l'union des habitants de l'Est et de l'Ouest : « une union géographique inscrite dans la chair, tracée avec le sang », ou préconiser l'union des Noirs et des Mulâtres. La dernière union géographique qu'il faudra mentionner sera celle d'Auguste Cadet, fils de Tonbobo, représentant de la fière bourgeoisie christophienne du Nord et de Gisèle Villegrâce de l'autre extrémité de l'île, de la ville de Jérémie, illustre représentante de la bourgeoisie du Sud. Nous voulons croire à n'en pas douter que la géographie en littérature et surtout chez Josaphat-Robert Large a pour objet d'étudier les caractéristiques de ceux qui vivent sur un territoire et de dégager les constances de ces individus, ce qui fait d'eux ce qu'ils sont, à partir de leur répartition spatiale et de leur localisation. Ainsi, le romancier devient-il un champion unitaire autant qu'identitaire. Il veut indiquer l'existence d'une identité géoculturelle avec le postulat que chacun de ces groupes d'hommes et de femmes possède un caractère régional autonome et propre, les unir malgré les divergences qui pourraient exister entre eux et ressouder une unité nationale par le biais d'une identité renouvelée.
Source: Le nouvellisteYon gwo AYIBOBO pou ou men m zanmi m ki vizite lakou sa pou pwan nouvèl zanmi lakay ak lòt bò dlo.