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Vivons-nous l'âge d'or de la littérature haïtienne?

Publié le 08 novembre 2009 par 509
Vivons-nous l'âge d'or de la littérature haïtienne?
Comment comprendre cette extraordinaire floraison de talents haïtiens dans un espace de temps aussi court ? L'une de mes hypothèses est qu'il se passe quelque chose en Haïti et que les écrivains haïtiens, dans leur désir de rendre compte, de témoigner de l'état de la société haïtienne, auraient créé des oeuvres fortes susceptibles de dire Haïti. Mais, qu'est-ce qui se passe en Haïti qui a soulevé tellement cette envie de témoigner ?
Par Hugues St-Fort, Ph. D
Après la reproduction par le grand quotidien d'Haïti, le Nouvelliste, de mon article « Vivons-nous l'âge d'or de la littérature haïtienne? » (cf. Le Nouvelliste du 20 octobre 2009), j'ai été interpellé par une lectrice vivant en Haïti qui m'a fait comprendre que je devrais parler de littérature francophone d'Haïti, au lieu de littérature haïtienne, quand je me réfère à des livres écrits et publiés en français hors du territoire de la France. J'ai essayé d'expliquer à cette lectrice que la distinction courante dans l'Hexagone entre littérature « française » (celle produite par les écrivains franco-français) et littérature « francophone » (celle produite en français par tous ceux et toutes celles qui viennent d'autre part, Antilles, Haïti, Québec, Afrique francophone...) est sévèrement critiquée et a même fait l'objet d'un manifeste célèbre qui a paru dans le quotidien Le Monde en mars 2007 et a été signé par 44 écrivains « français » et « francophones ». Plutôt que d'endosser l'étiquette de « littérature francophone » qui caractériserait leur production littéraire, ces écrivains ont plaidé pour ce qu'ils appellent une « littérature-monde ». Ils ne voulaient pas que leur littérature continue d'être identifiée comme une « dépendance de la littérature française ». Ceci dit, et pour rester dans le cas d'Haïti, je parle librement de littérature haïtienne d'expression française, créole, ou anglaise puisque les écrivains haïtiens se servent de l'une de ces trois langues pour exprimer des réalités, des interrogations, des visions du monde typiquement haïtiennes.
La première partie de cet article était une constatation. J'ai montré que durant ces vingt-cinq dernières années entre 1985 et 2009 les écrivains haïtiens de l'intérieur comme de l'extérieur ont produit des oeuvres littéraires qui ont retenu l'attention de la majorité des critiques haïtiens et étrangers. Une grande partie de ces oeuvres ont été couronnées de prix littéraires ou ont été acclamées par le grand public. Parmi ces oeuvres, on retient Hadriana dans tous mes rêves de René Depestre, roman qui a obtenu le Renaudot en 1988 ; Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière en 1985, qui a connu un succès énorme à sa parution à Montréal ; Tribu de Joël Desrosiers, finaliste en 1990 du Prix du Gouverneur général (Québec) ; Les terres entourées de larmes de Josaphat-Robert Large, roman qui a obtenu le Prix littéraire des Caraïbes en 2003 ; Passages, roman d'Émile Ollivier en 1994 peut-être à mon sens le meilleur roman haïtien d'expression française du dernier quart du 20ème siècle ; L'autre face de la mer, roman de Louis-Philippe Dalembert publié en 1998 qui a obtenu le prix RFO du Livre en 1999 ; Et le soleil se souvient (suivi de) Pages cendres et palmes d'aube, recueil de poésie du même Dalembert pour lequel il a obtenu le Grand Prix de poésie de la ville d'Angers en 1990 ; Les dieux voyagent la nuit, roman de Dalembert pour lequel il a obtenu le Prix Casa de las Americas en 2008. En fait, si l'on en juge par la constance avec laquelle son talent littéraire est reconnu et célébré par la critique internationale et les grandes institutions littéraires, (Dalembert est un ancien pensionnaire de la très célèbre villa Médicis à Rome en 1999 et en septembre 2009, il a été nommé lauréat de la prestigieuse bourse « Artists-in-Berlin Programme » attribuée par le « German Academic Exchange Service »), Dalembert peut fort bien être considéré comme le plus célèbre écrivain haïtien vivant d'expression française et créole (je renvoie ici à son dernier récit écrit en créole Epi on jou konsa tèt pastè Bab pati sur lequel j'ai écrit un compte-rendu il y a environ 3 semaines dans Haitian Times). Au moment où j'écris ces lignes, deux célèbres écrivains haïtiens, Dany Laferrière et Lyonel Trouillot figurent sur la liste de deux Prix littéraires français : le Femina et le Prix Wepler. La liste est longue mais je ne peux pas ne pas mentionner l'extraordinaire écrivain haïtien d'expression anglaise, Edwidge Danticat qui a littéralement éclaté sur la scène littéraire américaine en 1994 avec son premier roman, Breath, Eyes, Memory publié alors qu'elle n'avait pas encore vingt-cinq ans et qu'elle ne vivait aux États-unis que depuis douze ans. Suivirent d'autres oeuvres littéraires tout aussi célèbres, comme Krik ? Krak ! recueil de nouvelles, finaliste du National Book Award, The Farming of Bones, qui a gagné le American Book Award, The Dew Breaker, finaliste du PEN/Faulkner Award et gagnant du First Story Prize. En octobre 2009, Edwidge Danticat a été couronné d'un des prix les plus prestigieux aux États-unis, le célèbre prix de la Mac Arthur Foundation surnommé aux États-unis « The Genius' Prize ».
Comment comprendre cette extraordinaire floraison de talents haïtiens dans un espace de temps aussi court ? L'une de mes hypothèses est qu'il se passe quelque chose en Haïti et que les écrivains haïtiens, dans leur désir de rendre compte, de témoigner de l'état de la société haïtienne, auraient créé des oeuvres fortes susceptibles de dire Haïti. Mais, qu'est-ce qui se passe en Haïti qui a soulevé tellement cette envie de témoigner ? Après tout, Haïti n'est pas le seul pays qui ait connu souffrances, violences, tragédies, atrocités au cours de ces vingt-cinq dernières années. En 1994, le Rwanda, en Afrique, a connu l'horreur crue. Plusieurs pays de l'Amérique latine ont subi des dictatures d'extrême droite qui ont pratiqué des tortures tout aussi atroces que celles commises sous Duvalier, Cédras, ou le reste de ces malades et leurs acolytes qui nous ont gouvernés.
C'est ici qu'il faudrait faire intervenir la puissance et la singularité de l'art littéraire. Quelle que soit la force de l'horreur qui peut agir comme déclenchement chez l'écrivain, celui-ci ne peut créer des oeuvres fortes, artistiques, inoubliables, s'il/elle ne possède cette épaisseur de l'écriture qui assure la littérarité de l'oeuvre. D'une manière ou d'une autre, la littérature reflète toujours la société dans laquelle réside ou a résidé l'écrivain. C'est parce que la société haïtienne a failli complètement que sa littérature s'est révélée aussi productive, aussi forte. Il serait facile de montrer à partir des thèmes traités par ces écrivains haïtiens que même lorsqu'ils/elles écrivent hors d'Haïti, la plupart de ces écrivains continuent d'habiter Haïti. Même si elle n'écrit qu'en anglais et qu'elle vive aux États-unis, il n'y a pas plus écrivaine haïtienne qu'Edwidge Danticat. Les thèmes de ses romans véhiculent l'histoire d'Haïti et de la famille haïtienne, l'environnement culturel haïtien, les drames de l'expérience immigrante haïtienne, les blessures des répressions subies en Haïti. On pourrait en dire autant de n'importe quel autre grand écrivain haïtien vivant en Haïti ou à l'étranger, Yannick Lahens, Josaphat-Robert Large, Frankétienne, Louis-Philippe Dalembert, Lyonel Trouillot. Le cas d'Haïti constitue un paradoxe mais il n'y a pas un exceptionnalisme haïtien.
Hugues St-Fort, Ph. D
[email protected] gwo AYIBOBO pou ou men m zanmi m ki vizite lakou sa pou pwan nouvèl zanmi lakay ak lòt bò dlo.

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