Magazine Journal intime

35. La maison du général - 35

Publié le 09 novembre 2009 par Db Du Jardin

J’avais renoncé, je pensais que je ne retrouverais jamais Marie Larroque. Je pensais que seule la femme au portrait, que j’ai relancée une ultime fois voici trois semaines, pourrait peut-être m’aider à dissiper son mystère. Mais cette piste est définitivement inexploitable. Je lui en veux, à cette femme, de m’avoir contactée, de m’avoir proposé les documents qu’elle avant emportés en quittant la maison de Guillaume, puis de s’être ensuite défaussée. Elle m’avait écrit, de son propre chef, en janvier 2007 ; cela fait presque deux ans qu’elle me mène par le bout du nez. Qu’elle aille au diable.

Accaparée par les soins, anéantie par les traitements, je guette chaque douleur, chaque changement dans mon corps ou sur ma peau, essayant de déceler le recul de la maladie ou redoutant l’attaque d’une nouvelle métastase. Je n’ai pas le temps de harceler cette femme fuyante pour lui arracher des photographies qu’elle refuse obstinément de me montrer, après me les avoir presque offertes. Même lorsque, l’espace de quelques jours, je me sens assez forte pour sortir de chez moi, la peur de contracter un virus me contraint à rester cloîtrée, ne rencontrant presque personne. L’été s’est prolongé jusqu’à la fin du mois d’octobre, mais son départ brutal me prive désormais de mes courtes promenades dans le verger, où j’allais faire quelques pas escortée de deux jeunes chats joueurs venus combler l’absence de la chienne Légende. Si seulement j’avais pu prévoir que j’allais tomber malade ; je ne les aurais pas adoptés. Je mourrai avant eux. Omnibulée par la faiblesse de mes défenses immunitaires, je ne peux pas envisager d’aller rechercher de nouvelles informations dans les bibliothèques ou les centres d’archives. Ni d’oser rendre visite, à l’improviste, à la propriétaire du portrait, afin de l’acculer et de la persuader de me confier ses caisses à munitions remplies de carnets, de photos et de papiers. J’y ai songé, souvent, sans avoir l’audace de passer à l’acte. Désormais, ce sont mes forces déclinantes qui m’en empêchent.

Au cours des trop longues journées que je passe assise dans mon bureau, j’ai décidé de mettre enfin un terme à ma quête. Ce n’est plus la frustration ou le découragement devant les difficultés de la recherche qui m’habite. Je suis tout simplement dans l’incapacité de poursuivre. À moins que je découvre de nouvelles méthodes de travail, que j’explore de nouvelles pistes auxquelles je n’avais pas pensé jusqu’à présent. J’aurais voulu savoir comment ma maison était arrivée dans le patrimoine d’Antoine. J’aurais voulu découvrir le visage de Marie, à défaut de connaître sa vie.

35. La maison du général - 35

Un artisan est venu peindre et tapisser la pièce du fond, celle dont je suppose qu’elle servit autrefois de cuisine. Incapable de gravir les escaliers, j’y ai aménagé une chambre dans laquelle je dors désormais, et où je passe de longues semaines allongée, m’endormant sur des livres que je peine à lire. Je ne redoute pas tant ces périodes où le sommeil me permet d’échapper aux heures immobiles, que les jours interminables où je m’ennuie, désœuvrée, assez forte pour éprouver l’envie d’agir, mais trop faible pour y parvenir. Près de moi, Philippe, dont le bras reste invalide malgré son opération du mois de juin, reste en silence, inquiet et amer, somnolant devant la télévision ou jouant avec les chats. Romain fuit ce lamentable spectacle et passe toutes ses journées à l’université, où l’ambiance de la bibliothèque lui paraît moins pesante que le climat sinistre qui règne désormais dans la maison du général. Dans le grand aquarium que j’ai cessé d’entretenir, seuls deux poissons survivent ; l’un d’eux est malade, difforme. Dans la cour, les plantes vertes que j’avais placées à l’ombre du catalpa au printemps subissent les premiers froids ; je les ai gardées plus de vingt ans, elles mourront cet hiver, dehors, trop lourdes pour que moi ou Philippe puissions les rentrer. Ma moto, exposée aux éléments depuis plus d’un an, attend un hypothétique acquéreur ; aucun concessionnaire n’accepte de venir la chercher chez moi.

J’ai passé en revue les points évoqués par le professeur d’histoire. J’ai examiné toutes les pièces que j’avais rassemblées dans le dossier du général, à la recherche d’un nouvel indice, en vain. L’historien m’avait donné le nom de l’une de ses collègues, qui enseigne au Mirail, et qu’il avait informée de ma démarche. Je n’avais plus qu’à la contacter pour prendre rendez-vous avec elle dans l’espoir qu’elle puisse m’aider à comprendre quelle vie avait pu mener Jean Larroque en Afrique. Elle est l’auteur d’un épais ouvrage consacré à la colonisation du Soudan, dans lequel j’ai appris comment les militaires français, par la guerre, la persuasion ou la négociation, installèrent leurs forts le long du Niger, bâtissant des villes, des routes et des voies de chemin de fer, recrutant de gré ou de force dans la population locale des soldats destinés à renforcer les troupes métropolitaines dont les effectifs allaient sans cesse décroissant. Cette spécialiste m’aurait été du plus grand secours. Je ne la rencontrerai pas.

À tout hasard, j’ai écrit à un notaire de Castelsarrasin censé avoir conservé les archives de Maître Bernadou, chez qui les frères Larroque vendirent la maison à Jean Baleye en 1923. J’espère qu’il retrouvera les titres de propriété grâce auxquels je connaîtrai, enfin, l’histoire de ma maison.

C’est en retrouvant dans le dossier la photographie du portrait resté dans la maison de Guillaume que j’ai réalisé que, jamais, je n’avais cherché à établir le contact avec les descendants du boulanger. La femme au portrait m’avait dit qu’ils étaient indifférents à l’histoire du général, et le fait qu’ils aient abandonné les meubles et les fameuses caisses à munitions m’avait convaincue que l’histoire de l’officier ne les intéressait pas. Je ne savais rien de cette famille ; Monique Fauconié m’avait dit que sa « cousine », la veuve du biologiste Roger Molinier, vivait à Marseille, et qu’elle la contacterait pour moi, ce qu’elle ne fit jamais, pas plus qu’elle ne me mit en relation avec le fameux « cousin de Toulouse » que j’avais fini par retrouver pour découvrir qu’il ne savait rien du colonial. Après avoir constaté dans les Pages blanches que plus de vingt Molinier étaient abonnés au téléphone à Marseille, et redoutant de me heurter encore une fois à l’indifférence familiale, j’avais abandonné cette branche de la famille du général.

Cependant, je n’avais aucune autre idée pour essayer de relancer mon enquête. Après tout, que risquais-je à contacter Madame Molinier ? Je pouvais probablement me voir opposer une fin de non-recevoir, et alors ? Sûre de m’engager dans une nouvelle impasse, je ne craignais pas de me trouver à nouveau déçue. Alors j’ai demandé au vieux monsieur à la casquette, celui qui trouvait que mon travail était « formidable », s’il connaissait l’adresse de la veuve Molinier. Il m’avait dit avoir été ami avec le biologiste.

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Quand Louise Molinier a décroché son téléphone, j’ai aimé sa voix, à la fois distinguée et joyeuse. Attentive à mon récit, elle avoua très vite ne pas connaître la carrière de Jean Larroque. Elle avait seulement retenu qu’il avait été le plus jeune général de France. Mais son mari, plus attaché qu’elle à l’histoire familiale, avait conservé dans un grand classeur des photographies et les décorations du militaire. S’agissait-il de brevets, de certificats ? La vieille dame n’en était pas très sûre, mais elle me promit de rechercher ce classeur et d’en examiner le contenu.

Et lorsque je lui expliquai que je ne retrouvais aucune trace de la femme du général, elle s’écria :

— Ah ! Mon Dieu, je m’en souviens ! Nous l’appelions « Tante Générale ! »

J’avais enfin retrouvé Marie Rivière.

— Elle était très « vieille France », un peu sévère, très distinguée, m’expliqua Louise.

J’ai oublié la fatigue, les maigres repas écœurants, les malaises. J’ai réveillé mes anciens réflexes de journaliste pour happer les souvenirs de mon interlocutrice, avant qu’elle ne se lasse de converser avec une inconnue au téléphone. Elle ne possédait aucune lettre, mais elle allait vérifier si elle n’avait pas une photo. Elle ne savait pas non plus grand chose sur cette « Tante Générale » qu’elle ne rencontra que quatre ou cinq fois.

À la naissance de son mari Roger et de son frère jumeau, Renée, la fille de Guillaume, fut si malade qu’elle fut incapable de s’occuper seule de ses deux bébés. Marie Rivière prit soin des enfants jusqu’au rétablissement de leur mère, et continua longtemps de veiller sur eux. Ainsi, elle était restée en relation avec les Larroque, ou du moins avec Guillaume et sa famille.

— C’était une grande dame, poursuivit Louise. Une anecdote est restée dans la famille. Elle avait pris le métro avec mon mari et son frère, qui étaient alors très jeunes ; ils devaient avoir quatre ou cinq ans. C’était l’été, il faisait chaud. Une femme très corpulente est montée dans le métro, et son décolleté généreux laissait voir un long sillon sur sa poitrine opulente. Alors les enfants se sont écriés : « Dis, pourquoi la dame elle a le derrière devant ? » La Tante Générale n’a pas manqué de corriger l’impertinence des deux drilles, qui gardèrent un tel souvenir de cet épisode qu’on le raconte encore aujourd’hui !

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Louise ne savait que me dire de plus. Elle ignorait comment le général et Marie s’étaient rencontrés. Bavarde et enjouée, elle m’expliqua qu’elle menait une vie très active à Marseille, où elle appartenait à plusieurs associations. Elle enregistrait des livres pour les aveugles, elle rencontrait de nombreux amis, elle s’occupait de choses et d’autres dans des bibliothèques. Charmante et volubile, elle me demanda de lui laisser un peu de temps pour rechercher le gros classeur ; elle avait tant de choses à faire !

Un peu de temps. Que cela peut-il signifier, pour une vieille dame ? Quelques semaines ? Quelques mois ? Je n’ai pas le temps, je ne sais pas, je vis désormais avec la peur devant moi. Un peu de temps, j’ignore ce que cela veut dire. Après l’hiver, qui ne fait que commencer, je serai en sursis, au mieux. Bien sûr, je ne peux pas dire cela à Louise Molinier. Je dois me taire. Je la remercie chaleureusement, toute à mon bonheur immédiat. J’ai retrouvé Marie Rivière. Je prie mon interlocutrice de prendre tout le temps qu’il lui faudra. Je me demande comment je vais faire pour récupérer le contenu du classeur.

Au moment de raccrocher, elle eut un sursaut : — Attendez ! Je sais qui peut vous parler de Tante Générale ! Ma cousine Amélie Berger est une vraie source d’informations sur notre famille. Elle a très bien connu la femme du général, c’est elle qui pourra vous renseigner, j’en suis sûre. Laissez-moi le temps de lui téléphoner pour la prévenir que vous allez la contacter.

Louise m’a donné le numéro de téléphone et l’adresse d’Amélie, et nous nous sommes enfin quittées. Je me promis d’attendre une heure avant d’appeler. Une demi-heure plus tard, n’y tenant plus, je repris le combiné.


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