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Rationalisme et Révolution : nous sommes couverts de la terre dont on jaillit

Publié le 10 novembre 2009 par Deklo
Ceal Floyer - Overgrowth (projection de la photo d'un bonsai à l'échelle d'un arbre)
Rationalisme et Révolution : nous sommes couverts de la terre dont on jaillit

  Alors, je ne sais pas, j’ai l’impression qu’on peut faire comme une pause ici, ce qu’on appelle dans la technique du scénario, un aftermath, un moment où on digère les choses…

  Vous avez comme ça quelque chose qu’on peut appeler, disons singulariser, comme le « rationalisme », qui a fini par gagner chacun des recoins entre dire, penser et agir et qui, s’il s’est construit comme un garde-fou – l’expression est exquise ici puisqu’il s’agissait bien de se garder d’être fou – des croyances hallucinées, des emportements émotionnels hystériques et aveugles, n’en repose pas moins tout autant sur des croyances, au point qu’on peut, face à une société qui s’articule sur le rationalisme, connaître avec assez de précision la sensation d’un Galilée devant ces foules persuadées que la terre était plate.

  Le rationalisme s’organise dans une économie de désir avec une méthode normative impérative. C’est dire que, quelles que soient les tentatives pour le circonscrire, quelle que soit la pertinence des différentes phénoménologies qui toutes conseilleraient à Icare de s’occuper de voler, plutôt que de se livrer à cette lubie folle d’aller taquiner le soleil, le rationalisme sécrète dans son principe le délire. Comment ça ? Eh bien, cette économie de désir normatif impératif repose sur cette croyance qui veut que l’activité humaine aille de termes en termes, que la pensée saisisse la totalité de l’action et les mots la totalité de la pensée, lors même que l’action, la pensée, les mots courent, que la pensée ne saisit qu’un voisinage de l’action, que les mots ne saisissent qu’un voisinage de la pensée et encore que les mots ne saisissent qu’un voisinage de mots – ça on le sait depuis le structuralisme –. En d’autres termes, le rationalisme ne repoussera jamais les limites et n’atteindra jamais le terme ; il s’organisera toujours dans cette logique désirante qui s’approche toujours plus près de la chose qui lui échappe parce qu’il s’en approche. Le rationalisme est une malédiction.

  Ce qui est drôle avec cette croyance, c’est qu’elle ne fonctionne pas, qu’elle est conçue pour ne pas fonctionner, qu’elle tient forcément du court-circuit ; que l’école, la police et la justice font du cas par cas quand ils croient inscrire leur action dans une norme impérative ; que les scientifiques avancent par tâtonnements et échecs quand ils croient émettre des hypothèses et déduire ; que les amoureux effectuent leur relation quand ils croient aimer un idéal, etc… Tandis que l’esprit se laisse accaparer par des hypothèques désirantes, totalitaires et immortelles, la puissance continue de courir et de s’effectuer, concrètement, dans la terre, là où les choses travaillent. Ce n’est pas tant qu’on n’échappe pas à son inconscient, non, c’est que ce qui est appelé « inconscient », dans une logique qui se refuse à ne plus croire, c’est tout simplement la puissance qui travaille.

  Il me semble avoir déjà abordé ce point, mais il paraît qu’il faut répéter les choses deux fois pour qu’elles rentrent, de trois émanations du rationalisme que sont le communisme, le nazisme et la république occidentale, cette dernière se sauve à se court-circuiter, à laisser la puissance s’effectuer tandis qu’elle se laisse accaparée par son désir de rien. Qu’elle en vienne à cette dichotomie ahurie qui oppose désir à réalité et qui, depuis Freud, tient celle-ci pour une désolation, c’est son affaire. Cette conception dépressive qui se résigne et baisse les bras, préfère s’affairer à ses chimères et délaisser une réalité décevante et castratrice, est un poison ? Qu’à cela ne tienne. Inutile de répondre que le rêve est toujours petit, étriqué et malade quand la réalité déploie une étendue de possibilités vertigineuse, inutile de dire que rêve et réalité ne s’opposent pas, que la binarité est artificielle, non, attendez… On ne mesure pas assez l’importance du tabou et du déni dans cette organisation sociale. Que cette société délaisse et ignore, nie et refoule, qu’elle s’étourdisse de ses chimères, ça nous laisse le champ de ce qui est appelé la réalité, la puissance d’effectuations donc, libre. En d’autres termes, tandis que ce nom, la Société, qui n’est rien d’autre qu’un nom, s’occupe de paroles et de vent, la puissance continue de s’effectuer, traverse les retombées et les éclaboussures de ces chimères sociales, court encore. Et cette dite Société nous laisse, ignorante et folle, tout le loisir de travailler.

  Alors qu’on en déduise qu’on ne perdrait rien à laisser effondrer une organisation quand de toutes façons c’est ailleurs que ça travaille, à l’insu de cette organisation, certes, bon, mais il y a longtemps que ce n’est déjà plus notre problème. Que la puissance s’effectue des retombées de chimères qui visent toujours autre chose ou de saisissements de possibilités qui la prennent, la puissance, à bras le corps, il se trouve que la question ne se pose pas. Je veux dire, je les vois, moi, les pans entiers inoccupés par l’organisation sociale, les espaces et les temps de vacuoles, les terres vierges et sauvages, les marges de possibilités. Je n’ai pas à attendre la révolution pour les saisir, elles sont là, ces possibilités, elles s’offrent ou se provoquent. La société, cet énorme ensemble délirant et majestueux, est négligeable et anecdotique, qui se donne à ce point-là tort. D’ailleurs, en passant, puisque j’en suis à préciser les choses, c’est bien le point sur lequel butent les élans révolutionnaires comme ceux réformistes, qui tous n’en finissent pas de croire au pouvoir social et ne voient pas que ce pouvoir est autocrinien, qui n’agit que sur lui-même. Les réformistes sont des petits bras, ça n’est pas fait pour nous surprendre. Mais regardez ceux-là, les révolutionnaires, espérer de toutes leurs forces, de toute leur foi, et ne pas savoir dégonder cette conception artificielle et stérile, la société. Le paradoxe veut que les révolutionnaires, qui détestent pourtant la société, attendent qu’elle les reconnaisse, la reconnaissent par le fait qu’ils attendent qu’elle les reconnaisse… Le court-circuit est parallèle à celui social, il épouse et duplique les mêmes mécanismes. Ici, forcément, on peut rire.

  Mais peu importe, j’ai comme l’impression de me répéter et de rentrer dans des considérations anecdotiques. Je voudrais parler d’autre chose. Je voudrais parler de quelque chose qui m’amuse beaucoup, à savoir cette idée comme ça qui articule la Révolution et la terre, dont je ne sais pas si elle tient de la vue de l’esprit, d’une relecture hallucinée de l’Histoire, ou si elle est si pertinente que ça. Ce sera ma conclusion.

  On pourrait, on devrait sans doute, faire un livre entier à propos du rapport à la terre, suivre les allées et venues dans l’Histoire, ses resserrements, ces distensions, ça ferait un livre incroyable. Vous imaginez bien que la terre, on la trouve partout, elle est invoquée dès la Genèse, elle offre une matière inouïe à toutes les mystiques, elle paraît quelque chose d’assez étrange, puisqu’on a quand même fini par la recouvrir par le monde du verbe, celui que l’on croit pouvoir tenir dans ses mains, par exemple la ville. Et précisément, le délire hydroponique dans lequel nous vivons aujourd’hui n’aurait pas pu même se concevoir sans ce monde qui déni la terre, qui contourne la violence de ses effectuations incontrôlables, la puissance de sa partie arable, le travail de ses plaques. Vous avez sur ce point un pan entier de la réflexion humaine qui est assez étrange. Il se trouve que, n’est-ce pas, c’est de la terre que l’on puise nos forces, c’est de ses nutriments, de son eau que se produisent nos aliments, il fallait bien, donc, que toute une activité humaine vienne organiser et ordonner son rapport.

  Vous avez en tête ce fait cruel qui veut que rares soient les occasions d’aller cueillir ici du raisin, là des figues ou encore des mûres, là où ça pousse, au hasard d’une promenade. Il me semble même qu’aucun Tour Operator n’a eu l’idée encore, étonnamment en ces temps où l’écologie prend des allures de secte, de proposer des, je ne sais pas comment ils appellent ça, des safaris ou des treks dont le but serait la cueillette de fruits et légumes. Ce serait pourtant parfaitement drôle. Mais les fruits et légumes ne poussent plus comme ça au gré des effectuations de la terre, mais viennent répondre au travail rationnel de l’humain qui laboure, sème et récolte et déverse son vomi de produits chimiques espérant préciser son contrôle totalitaire sur sa production et se prenant les effectuations en pleine gueule. Peu importe.

  Il est un point très troublant que Foucault soulève dans ses mots et ses choses, qui veut que, selon lui, Ricardo voyait ce rapport à la culture des sols comme « sous la menace de la mort », c’est-à-dire que le travail ne serait « apparu dans l’histoire du monde que du jour où les hommes se sont trouvés trop nombreux pour pouvoir se nourrir des fruits spontanés de la terre » (p. 268). Si vous avez en tête le trajet par lequel est passée mon intuition, l’être-mort, la survie de mort et le corps sans fonction, vous devez deviner comme cette idée m’émeut et m’époustoufle. Ce n’est plus tant seulement que le corps humain nie la terre et sa menace de mort effectuante, c’est encore qu’il nie la mort par l’émergence même de son travail, comme une parade en réponse à la possibilité spéculaire de rareté et de pénurie. Ici vous voyez se nouer le désir, le manque, l’échec ontologique d’une humanité qui hallucine sa mort. Et comme la mort n’existe pas, c’est bel et bien sa vie qui est hallucinée.

  Je n’en rajouterai pas une couche sur cette hypothèque de la mort qui maudit l’humanité, j’en ai déjà assez fait comme ça, je voulais simplement faire un détour dans cette esquisse du rapport à la terre par cette idée, ce point de cristallisation où se noue le corps humain et la mort comme un fracas qui n’en finit pas de retentir encore et toujours. Passons au moment où le rapport à la terre est organisé, où le corps humain est tout à son travail, allons même après. Ce qui va m’intéresser ici c’est cette préoccupation des révolutionnaires pour la terre. Vous avez des gens, comme par exemple le révolutionnaire – c’est-à-dire l’un de ceux qui s’est attelé à ce curieux ouvrage qu’est la Révolution française – Barnave, pour louer de tout son enthousiasme ce moment où le peuple a quitté la terre pour aller s’embourgeoiser dans les villes et y voir les conditions de la Révolution. Dans son Introduction à la Révolution française, il exprime cette idée qui veut que tant qu’il n’y avait comme industrie que la culture de la terre, les richesses étaient éparses, les liens sociaux distends, et c’est l’abandon de la propriété territoriale en faveur de celle mobilière, qui a permis la multiplication des échanges, la concentration des capitaux, bref l’hallucination d’une unité qui a fait le lit des théories du Contrat social et que nous nommons ici normativité impérative. En d’autres termes, ce serait parce que les paysans ont quitté leurs champs que, d’une part la laisse de leur servage s’est relâchée et que d’autre part ils ont produit des richesses qui ont pu se concentrer pour renforcer la création d’un Etat, d’une Loi, d’une force armée, bref d’une totalité unique, normative et impérative à laquelle ils ont pu venir se livrer, se soumettre comme autant de parties.

  Mais Barnave est enthousiaste, donc, et savoure ce passage de l’Histoire qui a permis de réunir les conditions de la Révolution et l’application des théories les plus folles du Contrat social. Il ne voit pas l’hydroponie de la normativité impérative, l’ahurissement qu’il peut y avoir à fabriquer de toutes pièces un pouvoir totalitaire qui sera bientôt impraticable, impossible, impuissant, un pouvoir qui avale ses parties dans une comédie chimérique à laquelle tout le monde participe parce qu’elle nie la mort. Il ne pressent pas non plus le délire cancéreux qui finira par contaminer une société qui tourne à vide et se duplique indéfiniment, erre, échoue et manque. Non. – En passant, vous avez, dans cette articulation, une porte d’entrée précieuse au concept de « déterritorialisation » de Deleuze et Guattari, je le dis pour le plaisir de la chose, ce n’est pas mon problème ici –. Vous pouvez noter que sans les théoriciens du Contrat social, les échanges et les liens sociaux seraient restés fluctuants, hasardeux, contractuels, mobiles et fous, comme vous pouvez noter l’ironie qui veut que ces révolutionnaires aient fabriqué un pouvoir totalitaire dont pas un seul monarque avant eux n’avait osé rêver. Il se trouve que l’humanité est orgueilleuse, par peur de la mort sans doute, et ne peut s’empêcher de toujours trop bien faire.

  Là où toute l’entreprise révolutionnaire tient du délire, ce n’est pas seulement qu’elle répand son organisation, ses identifications/différenciations, fonde un tout référentiel normatif et impératif ou établit des rapports de valeurs situationnels déterritorialisés, ce n’est pas seulement qu’elle met au pas le monde à son ordre rationaliste, non, c’est qu’elle croit qu’elle peut, comme on dit chez Paul Claudel à propos de tout autre chose, précisément pour moquer Rodin, « réussir à se dégager du pain de glaise où [elle est] empêtrée ». C’est-à-dire que cette entreprise même tient du délire rationaliste, qui a foi dans l’identification, qui croit qu’on peut se débarrasser de la terre dont on s’extraie pour se laisser happer par le délire hydroponique. Je vais vous dire, nous sommes encore couverts de la terre dont on jaillit, et jamais nous n’en viendrons à bout, parce que cette terre, notre rapport à elle, sont voisinants, qu’il n’y a pas un moment précis où l’on en est parfaitement dégagés, qu’elle reste ici ou là, collante et insinueuse, et qu’on ne s’en débarrasse jamais tout à fait. Une société qui croit à la possibilité de se laver de la boue dont elle est couverte, une société qui fonde toute son activité sur cette croyance, est une société qui se leurre. Et ce n’est pas par un amour particulier de la terre, non, simplement parce qu’il faut penser le voisinage.

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