La liseuse - Fragonard (photo du net)
"Au début on ne lit pas. Au lever de la vie, à l'aurore des yeux. On avale la vie par la bouche, par les mains, mais on ne tache pas encore ses yeux avec de l'encre.
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La lecture entre bien plus tard dans l'enfance. Il faut d'abord apprendre. (...) C'est un mystère la lecture. Comment on y parvient, on se sait pas. (...) On est à l'école, on fait son métier d'enfant.
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Après, après cette première fin du monde, autre chose commence. Pour beaucoup, l'ennui. Avec la lecture tu achètes quelque chose qui pour toi n'a pas de valeur - seulement un prix : une place sur le banc de la classe, un rôle dans les bureaux ou les usines. Alors tu laisses tomber. Tu lis juste ce qu'il faut, par obligation. Plus de joie là-dedans, pas non plus de plaisir : rien que de l'obéissance, ce qu'il faut d'obéissance pour aller jusqu'à la fin des études, aux portes du désert. Après tu ne lis rien, même pas le journal, tu fais partie de ces gens qui n'ont pas un seul livre dans leur maison - ces gens-là, un vrai mystère pour les écrivains, ces maisons sous les sables, ces vies où rien de peut entrer, ni le diable ni les livres. (...)
Parfois aussi il se passe quelque chose, pour quelques-uns, moins nombreux, bien moins nombreux. Ceux-là sont les lecteurs. Ils commencent leur carrière à l'âge où les autres abandonnent la leur : vers huit, neuf ans. Ils se lancent dans la lecture et bientôt n'en finissent plus, découvrent avec joie que c'est sans fin. Avec joie et frayeur. (...) Ils liront jusqu'au soir de leur vie en s'en tenant toujours-là, au bord de la première découverte, celle de la solitude, solitude des langues, solitude des âmes. Avec ravissement ils quittent le monde pour aller vers cette solitude. Et plus ils avancent, et plus elle se creuse. Et plus ils lisent, et moins ils savent. Ces gens-là sont ceux qui font vivre les écrivains, les libraires, les éditeurs, les imprimeurs. Les grands livres, les mauvais livres, les journaux, tout est bon à qui aime lire, tout est nourriture à l'affamé. D'un côté ceux qui ne lisent jamais. De l'autre ceux qui ne font plus que lire. Il y a bien des frontières entre les gens. L'argent, par exemple. Cette frontière-là, entre les lecteurs et les autres, est plus fermée encore que celle de l'argent. Celui qui est sans argent manque de tout. Celui qui est sans lecture manque du manque. La muraille entre les riches et les pauvres est visible. (...) La muraille entre les lecteurs et les autres est bien plus enfoncée dans la terre, sous les visages. Il y a des riches qui ne touchent aucun livre. Il y a des pauvres qui sont mangés par la passion de lire. (...) Dans la lecture on quitte sa vie, on l'échange contre l'esprit du songe, la flamme du vent. (...) Il y a la main blanche de ceux qui ont pour eux l'argent. Il y a la main fine de ceux qui ont pour eux le songe. Et il y a tous ceux qui n'ont pas de main - privés d'or, privés d'encre. C'est pour ça qu'on écrit. ce ne peut-être que pour ça, et quand c'est pour autre chose c'est sans intérêt : pour aller des uns vers les autres. Pour en finir avec le morcellement du monde, pour en finir avec le système des castes et enfin toucher aux intouchables. Pour offrir un livre à ceux qui ne liront jamais."
Christian Bobin
Préface de "Une petite robe de fête" - Folio n° 2466
Je suis en partie de l'avis de Christian Bobin, car j'ai commencé ma carrière de lectrice quand d'autres y renonçaient, bien avant même... J'étais fascinée par les livres avant même de connaître mon alphabet... La lecture régulière de Blanche-Neige, par mon ami d'enfance, restera un point fort de ma vie. Nous n'allions jamais plus loin que la pomme empoisonnée, je fondais en larmes. Au rendez-vous suivant, je réclamais le même texte. La scène des pleurs se répétait. Mais j'avais besoin de ce livre, et j'admirais ce "grand" qui savait mettre en mots des signes inscrits à l'encre d'imprimerie sur du papier. Ma vie de petite fille et d'adolescente a été solitaire. Enfant unique, je ne voyais plus mes cousins pour quelque sombre règlement de comptes familiaux, et ma mère m'interdisait strictement les rapports avec les voisins, enfants de mon âge... Que me restait-il dans la vie? Mon chat..., mes feuilles de papier à dessin et mon encre de chine... des 33 tours de musique classique ou encore les mélodies de Moustaki, Barbara, Brassens, Ferrat, Brel... et les Livres! Oui la compagnie des livres. Avec eux, j'ai voyagé dans l'espace et dans le temps. Enfermée dans une bulle où s'entrechoquent les mots, les actions, les situations, je ne suis jamais seule.
Dis-moi ce que tu lis, je te dirais qui tu es... et je souris car je lis tout ce qui se présente ou à peu près... Mais j'ai besoin de cette pâture.
Après toutes ces années de lectures assidues, il me semble être nue comme au premier jour. Je lis, pense m'enrichir... je ne sais rien... il me faut continuer à engranger les connaissances... Je mourrai aussi ignorante qu'un Robinson qui n'aurait jamais appris à lire.
Si la vie m'avait offert une vie normale de petite-fille, une vie sociale, il est probable que je me serais moins accrochée aux livres... Je le pense, je n'en suis pas certaine... Certains sont accrochés à l'alcool, d'autres au chocolat, d'autres encore aux jupons, pour d'autres il ne peut pas y avoir de vie sans livres, c'est inconcevable.
Par contre, je ne suis pas Christian Bobin lorsqu'il porte un regard critique sur les non-lecteurs dont la vie serait moins riche... La vie c'est peut-être, surement même, l'ouverture sur le monde, la fréquentation de ses semblables... la vie, la vraie vie, ne se cache pas uniquement entre les lignes d'un ouvrage... On peut ne pas aimer les livres, mais être un puits de science, un être humain riche de son humanité justement et de ses expériences et digne de transmettre son savoir aux nouvelles générations.
Lire ou ne pas lire, une affaire de goût, un choix personnel. L'important étant d'agir en accord avec soi-même et faire ce que l'on aime vraiment.