Bancs de brumes

Publié le 10 novembre 2009 par Lephauste

Il n'était pas question que nous pliions, que nous nous traînions d'ordre en contre-ordre, que nous nous levions avant que le levain ne se soit mêlé du pain de nos vies. Il était hors de question que nous nous mettions hors de nous, que nous suffoquions tout en devenant de plus en plus productifs, que nous éclations de rire simplement parce que le guignol portait le silice des amuseurs, que nous nous mettions à larmoyer à la vue du premier semblant de brume enveloppant la disparition des dieux. Il n'était pas question qu'on nous déloge du pas des portes où nous battions la semelle afin qu'on nous débauche des orgies de pain noir. Il nous semblait vain d'écouter nos noms défiler à l'appel des barbaries industrielles. Nous marchions au pas ? Peut-être. Nous baissions les yeux ? Oui. Nous restions en silence sur la ligne de front ? Bien entendu. Étions-nous des assassins ? Nous l'étions.

Cette nuit, la dernière, nous sommes tous assis, tremblant de froid, sur un banc de brume. De l'autre côté du parapet il n'y a rien, rien qu'un autre banc de brumes, sur lequel sont assis, comme nous, des millions d'ombres casquées. Des ombres émaciées pour qui il est hors de question de plier, de se traîner d'ordre en contre-ordre. Qui ne se lèveront pas avant que le levain ne se soit mêlé du pain de nos vies.

(pour Fabien Dufour)