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11 novembre 1516/La Saint-Martin de Leonardo

Publié le 11 novembre 2009 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours Leonardo
Leonardo, La Belle Ferronnière (détail), v. 1495-1497
Huile sur panneau, 62 × 44 cm
Paris, Musée du Louvre


LA SAINT-MARTIN DE LEONARDO


     À la Saint-Martin de novembre ils virent passer dans les faubourgs ceux qui venaient pour la foire, les rues s’emplissaient d’odeurs, de piétinements de bêtes, parfois ils venaient loin, sans rien d’autre que la camelote de leurs paniers, leurs épingles et leurs rubans, ils restaient la semaine et partaient pour d’autres foires, d’autres villes, elle disait que les pauvres couraient par tout le royaume, le monde n’était qu’une longue bande de terre sous le ciel, au bout si l’on marchait longtemps on trouvait un gouffre sans fond, il y en avait qui voulaient aller jusque là, n’avaient pas d’autre endroit où diriger leurs pas, n’en avaient jamais eu, elle en connaissait qui étaient partis et qu’on n’avait jamais revus, ils avaient dit qu’ils allaient prier saint Jacques ou sainte Marie dans de lointaines cathédrales, un jour ils s’étaient arrêtés, avaient crié Sancte Jacobe ! Sancte Jacobe ! et on les avait enterrés sur un talus, à leur tête on avait planté une croix de bois. Elle disait qu’elle venait de voir deux enfants qui n’avaient ensemble qu’un seul corps, ils étaient dans une petite voiture tirée par des chiens, ils allaient prier Notre-Dame de Cléry, le père, un berger marchait près d’eux, regardait droit devant lui, ne quittait pas des yeux l’horizon, elle les avait vus passer le fleuve vers Artigny.

     En prévision de l’hiver il lui fit faire des bottines et commanda pour ses jupes une aune de futaine, 7 sols, à quoi il ajouta, 4 sols, une aune de toile bleue pour deux corsages du dimanche. Il lui demanda si elle avait assez de coiffes et de chaperons, elle dit que tout allait bien comme ça et qu’il ne devait pas se soucier d’elle.
     Il dessinait à nouveau, doigts raidis sur le crayon il reprenait le travail de San Spirito et Santa Maria-Novella, les corps nus, dépouillés, ouverts puis dessinés tout un hiver dans la nuit des caves, arpentant les salles dans le bruit rauque des voix et l’odeur aigre des grabats il était venu les trouver avant qu’ils meurent, il voulait savoir, comprendre, parfois ils dormaient, il les regardait dormir derrière les rideaux de chanvre, déjà dessinant la mort, les instants qui précédaient la mort dans un violent, calme et désespéré suspens du temps, plus tard il les ouvrait par le milieu, hommes, femmes, enfants, (et parfois dans le ventre des femmes l’enfant mort avec elles, recroquevillé comme consentant il les dessinait, il se souvenait d’eux quand ils parlaient, quand ils tendaient la main, il pensait au vieillard mort assis sur le bord du lit tandis qu’ils causaient, à la folle qui la nuit chantait au bord du fleuve ses airs anciens, elle avait perdu la vie si doucement que tous là-bas en avaient rêvé.

     Un soir avant souper elle était sortie chercher du bois, il l’avait vue derrière les remises avec son fagot, avançant d’une marche incertaine, titubante, ni la hanche ni la jambe ne suivaient la foulée, elle boitait à travers les terrasses, elle passa devant lui, puis d’un bruit sec elle cassa du bois, poignée après poignée le glissa sous les bûches. Elle n’avait rien dit, la nuit tombait doucement, bientôt elle recueillerait les braises pour les bassinoires. Quand elle se tourna vers lui, il croisa sur sa poitrine la vieille pelisse et ferma les yeux.

Michèle Desbordes, La Demande, Éditions Verdier, 1998, pp. 73-74-75.



Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) 15 avril 1452/Naissance de Léonard de Vinci ;
- (sur Terres de femmes) 10 juin 1910/Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci ;
- (sur Terres de femmes) Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel.



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