Magazine Nouvelles

7 novembre 1910/Mort de Léon Tolstoï

Publié le 07 novembre 2009 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours



RITRATO TOLSTOI
Ph., G.AdC



     Le 7 novembre 1910 selon le calendrier Julien meurt dans la petite gare d’Astapovo (Gouvernement de Riazan) Lev Nikolaïevitch Tolstoï. Il est enseveli, conformément à ses désirs, dans le domaine familial de Isnaïa Poliana. Au milieu des forêts.
     Considéré comme l’un des écrivains majeurs de la Russie impériale, Tolstoï est connu pour ses grands romans, Les Cosaques (1863), La Guerre et la Paix (1865-1869), Anna Karénine (1873-1877), mais aussi pour ses nouvelles : La Mort d’Ivan Illitch (1886), La Sonate à Kreutzer (1889), Maître et Serviteur (1895), Résurrection (1899).



LA MORT D’IVAN ILLITCH

CHAPITRE III


     Telle s’écoulait l’existence d’Ivan Illitch dix-sept ans après son mariage.
     Il était déjà devenu un vieux procureur chevronné, avait décliné plusieurs offres de mutation, dans l’attente d’un poste plus avantageux, quand il se produisit un événement qui mit brutalement fin à sa vie paisible.
     Depuis quelques temps, Ivan Illitch lorgnait une place de président dans un centre universitaire, quand il fut devancé par un nommé Hoppe. Ivan Illitch se fâcha tout rouge, fit de cinglants reproches à son camarade, se brouilla avec lui et avec ses propres supérieurs. Ceux-ci, fortement refroidis à son égard, l’oublièrent de nouveau lors de la promotion suivante.
     Ceci se passait en 1880, l’année la plus pénible de toute l’existence d’Ivan Illitch. Cette année-là il apparut que l’indemnité de procureur était nettement insuffisante pour vivre ; en outre, Ivan Illitch s’aperçut que tout le monde l’avait oublié et que ce qu’il considérait comme la pire injustice passait aux yeux des autres pour un procédé parfaitement normal. Son père ne jugea pas utile de lui venir en aide. Ses anciennes relations ne s’occupaient plus de lui, l’estimant confortablement établi, voire heureux, avec son revenu annuel de trois mille cinq cents roubles. Lui seul se rendait compte qu’avec les injustices dont il avait été victime, les continuelles jérémiades de madame, les dépenses disproportionnées à ses moyens et les dettes qu’il commençait à contracter, sa situation était loin d’être normale !
     Cette année-là, afin d’économiser pendant les vacances, il demanda un congé, l’obtint et s’en alla passer l’été chez son beau-frère.
     À la campagne, loin de son administration, Ivan Illitch, pour la première fois, connut l’ennui, un ennui tellement insupportable qu’il résolut sur l’heure qu’on ne pouvait pas continuer de vivre ainsi et qu’il était urgent de prendre des mesures décisives.
     Après une nuit blanche, passée à faire les cent pas sur la terrasse, il prit le parti de se rendre à Pétersbourg et de solliciter un poste dans un autre département, afin de châtier tous ceux qui n’avaient pas su l’apprécier.
     Le lendemain même, nonobstant les objurgations de sa femme et de son beau-frère, il partit pour Pétersbourg.
     Ivan Illitch n’avait qu’une idée en tête: obtenir une place qui lui rapportât cinq mille roubles par an. Peu lui importaient le département, le poste et le genre d’activité. Tout ce qu’il demandait, c’était un emploi de cinq mille roubles, dans l’administration, les banques d’Etat, les chemins de fer, les organismes placés sous la dépendance de l’impératrice Marie, voire les douanes. Bref, il lui fallait coûte que coûte gagner cinq mille roubles et quitter le ministère où les gens n’avaient pas su l’apprécier à sa juste valeur.
     Par le plus grand des hasards, un succès inouï couronna son entreprise. A Koursk, il vit monter dans son compartiment de première classe un de ses amis, F.S. Iljine, qui lui fit part d’une dépêche récemment parvenue au gouverneur de Koursk : de grands bouleversements allaient se produire dans le ministère auquel était affecté Ivan Illitch ; Ivan Sémionovitch allait être nommé à la place de Piotr Ivanovitch !... Cette révolution, d’une importance inappréciable pour toute l’Administration russe, se révélait particulièrement favorable aux intérêts d’Ivan Illitch, car elle mettait en vedette Piotr Pétrovitch et probablement son ami Zakhar Ivanovitch, avec qui Ivan Illitch était en excellents termes.
     À Moscou, la nouvelle se confirma.
     Arrivé à Pétersbourg, Ivan Illitch s’empressa d’aller trouver Zakhar Ivanovitch et obtint la promesse formelle d’un poste de choix au département de la Justice, celui-là même où il servait déjà
     Huit jours après, il télégraphait à sa femme :

     ZAKHAR REMPLACE MILLER PREMIÈRE PROMOTION REÇOIS AVANCEMENT.

     Grâce à cette perturbation administrative, Ivan Illitch se trouva subitement placé aux échelons au-dessus de ses anciens collègues. Cinq mille roubles par an et trois mille cinq cents pour les frais d’emploi. Oubliant ses rancœurs passées, Ivan Illitch se sentit parfaitement heureux.

Léon Tolstoï, La Mort d’Ivan Illitch suivi de Maître et serviteur et de Trois morts, Le Livre de Poche, 1976, pp. 28-29-30. Traduction de Michel-R. Hofmann.


Tolstoï, La Mort d'Ivan Illitch. Le Livre de Poche



Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) 26 novembre 1812/La Grande Armée au bord de la Bérézina (extrait de La Guerre et la Paix).



Retour au répertoire de novembre 2009
Retour à l' index des auteurs
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines