Nathalie sait bien qu'il faut qu'elle commence par rafraîchir son CV. Elle sait bien que comme la salade, le CV est une feuille fragile et qui ne supporte pas la péremption. Or, comme la salade,
le CV doit être appétissant.
Donc Nathalie prend son courage à deux mains, l'ordinateur de sa fille, et recherche le dernier enregistrement de son fichier CV. Evidemment elle ne le trouve pas, et elle doit, laborieusement,
tout recommencer.
L'exercice de se pencher sur sa vie par le filtre du CV a quelque chose de douloureux - chameau par le chas de l'aiguille. Et puis toutes ces béances qu'il faut colmater par
des assemblages judicieux de dates, par des formulations adroites.
Sur les loisirs, elle note qu'elle nage, en eaux troubles d'ailleurs aujourd'hui, qu'elle dessine, même si ce n'est plus tout à
fait vrai, et puis qu'elle lit.
Notant cela, l'envie lui prend d'aller à la bibliothèque, la finalisation du CV peut bien attendre encore une heure.
Pour le choix du livre, elle allait s'en remettre au hasard, comme d'habitude.
Mais elle tombe sur ce titre, CV Roman, de Thierry Beinstingel.
Elle ouvre, elle lit cela :
"Dans nos sacoches attendent quelques individus aplatis et résumés chacun par une feuille A4. Nous attendons la fin de nos conversations pour ouvrir nos attachés-cases et présenter l'un d'entre eux à titre d'exemple, glisser d'un air entendu la feuille sous le nez du DRH."
De lire cela qu'elle sait déjà, qu'elle n'est pas la seule à devoir s'aplatir dans le rouleau compresseur du CV, lui fait sentir quelque chose qui n'est pas de la consolation, qui n'est pas de la tristesse, mais les deux en même temps. Quelque chose comme l'idée de la fraternité.
Merci à Philippe Annocque de m'avoir fait découvrir ce livre bouleversant, et cet auteur.