Magazine Journal intime

A en soulever des montagnes

Publié le 30 septembre 2008 par Mirabelle
Mon cher Victor,
  A en soulever des montagnes
Envie de soulever des montagnes, aujourd'hui. Difficile de l'expliquer. Juste envie de t'en parler. C'est bon signe, tu reprends le dessus ! J'ai la rage. Une rage pleine de forces, de colères, pleine d'injustices à régler. Ma rage me donne du courage et l'envie de trouver les prises, une à une, qui me permettront d'arriver au sommet. Le sommet de quoi ? De moi-même, et des autres. Le juste milieu entre les deux.
J'ai beaucoup maigri depuis quelques mois. Ca sert à ça, une rupture ! Tu vois, finalement, que ça a des bons côtés ! Toi qui te plaignais de tes petits bourrelets, tu dois être contente ! Oui, enfin, je ne disais pas ça pour ça. Ce que je voulais dire, c'est que la sale période que j'ai traversée m'a fait puiser dans mes ressources. J'ai été chercher des forces, dans mes tripes, parmi les plus insoupçonnables. J'ai trouvé un équilibre, un équilibre incertain, certes, mais équilibre il y a, quand même.
J'apprends beaucoup, depuis quelques semaines. Que la vie n'est pas un long fleuve tranquille, d'abord. Que même les diamants ne sont pas éternels. Que le destin peut vous foutre de jolis pains dans la tronche mais qu'on se relève, encore, quand même. Qu'humanité, humour, tendresse, force, il y a aussi, dans les coins les plus sombres, dans les lieux les plus retirés du monde. Qu'on apprend sans arrêt, de tout et de tous. Qu'il y a toujours de la lumière, d'une façon ou d'une autre. Que rien n'est jamais tout blanc. Ni tout noir.

Débarquer à l'IME a été une belle claque sur mes petites joues bien roses. Une de plus. Sauf que celle-là, finalement, me fait plus de bien que de mal. Et que paradoxalement, cette mandale me renforce : elle m'aide à m'accepter, moi, à travers l'image qu'on me renvoie, à travers les actes qui sont les miens. Tous les matins, je retrouve les gamins de l'IME avec plaisir. Avec un soupçon d'angoisse aussi, parce qu'on ne sait jamais ce qui va nous tomber dessus au cours de la journée, mais un soupçon seulement. Je les aime, tous. Et je crois qu'ils m'aiment aussi, tous. Je sais que mon métier n'est pas de les aimer, mais comment faire autrement ? Comment faire autrement quand leurs histoires personnelles, leurs sourires, leur joie de vivre sont déjà une leçon de vie ?
Après un mois, je me rends compte que j'aime enseigner dans cet IME. Ce que j'ai toujours apprécié, dans mon métier, c'est le contact avec les gamins. Ici, il est multiplié par 1000. Parce que ces jeunes ont été brisés, cassés, qu'ils continuent à l'être, encore. Mes journées, je les passe à les encourager. A positiver, à signaler le moindre petit progrès. A en faire des tonnes sur des réussites qui pourraient paraître minimes dans une classe ordinaire. Quand Anthony parvient à faire une boucle avec une corde, je le félicite, et j'espère, à m'en serrer le coeur, qu'il saura un jour faire ses lacets. Quand Camille parvient à ranger quatre nombres à 2 chiffres dans l'ordre croissant, je passe une couche d'encouragements, puis une autre couche, et une autre, et encore une autre... Parce que même si tout est toujours à recommencer le lendemain, je sais qu'ils n'oublieront pas le sentiment de confiance et de réussite qu'ils ont si peu connu jusqu'ici dans leurs vies d'adolescents peu gâtés par l'existence.
Evidemment, il y a des scènes, des révélations dont je me serai bien passée. Leurs histoires sordides. Le regard hagard devant une question simple. Cette jeune fille qu'il faut courser sur le tatami pour qu'elle vous obéisse, vous qui courez après elle parce que vous savez que si vous lâchez maintenant, après ce sera foutu. Parce que même si elle râle, elle n'attend rien d'autre de vous que vous l'ameniez à respecter les règles. C'est sûr, vous avez l'air con à courir sur le tatami, avec l'intervenant et les jeunes qui vous regardent, mais c'est un passage obligé et quand la gamine s'asseoit sur son banc, se calme, et vous adresse un sourire reconnaissant quinze minutes plus tard après avoir longuement fait la tête et grommelé tout un tas de paroles pas très sympas dans sa barbe, vous savez que vous avez gagné un galon de plus : le respect.

Je pourrais t'en raconter encore et encore, des comme ça, mon Victor. Je pourrais te parler de Pablo qui me serre maintenant la main pour me dire bonjour ou de cet après-midi de vélo où il a agrippé mon bras par peur de la pelleteuse. Je pourrais te parler de Carla, qui refusait de lâcher le bord à la piscine et qui a fini par effectuer plusieurs longueurs en s'accrochant à sa planche. Je pourrais te parler de tout un tas de choses comme ça, oui... Au lieu de ça, je voudrais avouer que j'ai eu très peur et que je n'ai plus peur du tout.

Nous savons tous, en théorie, que les personnes handicapées ne devraient pas être traitées différemment. Sauf que ça nous échappe, plus ou moins consciemment, même s'il n'est pas de bon ton de l'admettre. Je crois qu'il est normal d'avoir peur. Je n'ai pas hésité à te faire part de cette crainte de la différence, d'ailleurs, parce que je la trouve saine, tant qu'on est capable de la maîtriser, de la dominer, de la dépasser. Cette peur n'existe plus quand on prend la peine de s'arrêter pour les connaître. Quand on prend la peine de les regarder autrement. Je suis extrêmement attachée à eux. Et ils me le rendent au quintuple. Eddie par exemple, qui, après bâclage et bâclage, finit par écrire la date sur la ligne du cahier, avec le sourire. Un sourire après lequel j'ai ramé, ramé, ramé. C'est que pendant trois semaines, Eddie ne m'a ni regardée dans les yeux ni adressé la parole. Est-ce que tu te rends compte ?
Je crois qu'il faut le vivre pour le comprendre. Je n'aurais jamais compris si on ne m'avait pas mise de force ici, je ne serai pas telle que je suis aujourd'hui. Je ne serais pas là, ce soir, avec la rage au ventre, l'envie de crier au monde entier d'ouvrir les yeux et de les voir, enfin, qu'ils n'attendent que ça, qu'on les voit. Parce qu'il n'y a rien de pire que d'être ignoré. Je ne serais pas là, à écrire ce que j'ai dans le coeur et ce qu'il ont dans le leur, eux qui ont si peu la parole. Je ne serais pas là, avec la conviction que je peux soulever des montagnes, que rien ne m'arrêtera.

Ce matin, alors que j'annonçais à mes collègues qu'à ma demande, je resterai à l'IME jusqu'à fin décembre, Jacqueline, l'institutrice de l'autre unité, m'a dit :
- Tu sais que tu es la seule remplaçante à vouloir rester là, depuis des années. Ils sont tous partis, tous, tous les remplaçants, dès qu'ils ont pu. On n'existe pas, ici.

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