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Chapitre 1 : Tortugua

Publié le 29 juin 2009 par El_dominisuisso

Tortugua,  ou

De pied ferme,  ou

Des nouvelles de l’Ancien Monde…


Ahhh ! Le Nouveau Monde me réserve bien des surprises !
L’auberge du « Soleil Levant » est tenue par un couple assez étrange : elle est japonaise, lui est chinois. Evidemment, depuis que Marco Polo c’est rendu en Chine je sais que ce pays existe, et il paraît en effet qu’il y a au large des côtes chinoises un grande île appelée le Japon. Bien. En attendant je n’avais jamais eu l’honneur d’en croiser un, de chinois (ou de japonais). Voilà qui est désormais fait. Toutefois je ne partage pas du tout leur goût de l’esthétique et encore moins de leur saveurs culinaires. Bah, on ne peut pas plaire à tout le monde, n’est-ce pas ?
Karp et moi préparons nos affaires pour aller prendre nos quartiers au « Skull ». Je me suis renseigné, c’est un anglais qui tient l’établissement et nous y serons nourris et logés selon nos habitudes. Ce n’est pas loin et nous pouvons nous y rendre à pied,  c’est à mi-chemin du « Jolly Roger » où je veux passer dans l’après-midi. Alors je me réjouis de découvrir la ville de Tortugua avec la lumière du jour. Surtout que ce matin j’ai  pu voir par la fenêtre que la ville était bien plus invitante de jour.
–Au revoil, et levenez bientôt ! dit l’aubergiste en agitant son bras pendant que nous descendons les trois marches de l’entrée.
–Oui, oui, au revoir !
Je me retourne par politesse pour le saluer aussi. Ce n’est pas parque ce qu’on n’a pas apprécié le séjour qu’il faut manquer de politesse tout de même. Par contre je ne compte pas revenir pour manger son poisson cru. Quelle idée ! Autant manger cru un filet de bœuf  arrosé de jus de citron et garni de câpres, n’est-ce pas ?
Nous faisons le chemin inverse que la veille, donc nous redescendons la colline. J’observe les maisons alentours et je dois reconnaître que de jour cette rue semble aussi ordinaire qu’une rue de Santo Domingo, sauf que la route est bien plus large. Ceci confère à la ville un aspect aéré et on ne se sent pas à l’étroit en parcourant les rues et ruelles. La population aussi ne laisse pas la même impression que de nuit. Je peux voir des femmes, plus ou moins gracieuses, occupées aux tâches ménagères ou à faire leurs courses dans les échoppes alentours. Les enfants jouent dehors et je croise pas mal de pirates à la retraite. Ils sont confortablement installés devant chez eux, sur une chaise à bascule. Parfois ils sont vieux ou blessés. Mais visiblement ils goûtent ici un repos bien mérité auprès de leurs épouses et enfants.
Après seulement quelques minutes de déambulement dans ces rues et ruelles je croise l’auberge « Skull », comme prévu. L’auberge offre effectivement le confort habituel et le prix est tout à fait correct. En plus je peux déposer mes valeurs dans un coffre dans ma chambre, ce qui me rassure. N’ayant pas mangé à ma faim la veille je souhaite prendre une collation avant de me rendre au « Jolly Roger ». Cet établissement étant une taverne à boire je n’escompte pas trouver de quoi manger là-bas.
Je descends donc depuis ma chambre pour me rendre au salon, espérant pouvoir manger quelque chose, malgré l’heure jeune.
Le salon est vide, à l’exception d’un homme qui prend là une bière, visiblement en attendant quelque chose ou quelqu’un. Il boit tranquillement, plongé dans ses pensées et regardant par la fenêtre. Je l’observe en attendant l’aubergiste, donc j’ai tout mon temps. Ce n’est pas un pirate. Il n’en a pas du tout l’aspect. On dirait plutôt un gentilhomme et son apparence tranche pas mal avec les habitants de cette ville. Ses manières aussi ne sont pas celles d’un pirate. Cet homme a du style et de la prestance. Cela se voit à sa manière de boire.
L’aubergiste n’arrivant toujours pas je me décide de m’adresser à cet inconnu, histoire de faire passer le temps ou d’obtenir quelques renseignements sur les horaires de l’aubergiste. Je m’approche pour entamer la discussion.
–Je vous salue, noble voyageur. Savez-vous si l’aubergiste va venir bientôt ?
L’homme me regarde un peu en chien de faïence, l’air soupçonneux, puis il boit une gorgée sans rien dire.
–Vous parlez anglais ? Allemand ? Portuguais ? Espagnol ? je demande dans toutes les langues.
L’homme interrompt son geste, un peu surpris. Puis il dit simplement
–D’entres celles-ci, deux de votre choix…
Drôle de réponse. Je choisis donc l’anglais, la langue la moins courante aux Caraïbes, pour continuer les présentations
–Cet aubergiste est des plus lents, n’est-il pas ?
–Il ne viendra pas avant ce soir m’a-t-il dit…, répond l’homme impassible.
–Et qui vous aura servi vos deux bières alors ?
–Je me suis servi moi-même. L’aubergiste a du s’absenter…
–Ah, je peux donc me servir une bière ? je demande soulagé (une bière c’est mieux que rien du tout, même le matin)
–Non, dit l’homme, impassible.
Puisqu’il a dit que je peux choisir deux langues, je décide de m’adresser à lui en allemand. C’est une langue morte aux Caraïbes…
–Si vous avez une bière, pourquoi je n’en aurai pas ?
Là il me semble que mon interlocuteur est déjà plus surpris. Il me répond avec un allemand sans accent
–Parce que si vous pouviez vous servir librement, vous le sauriez !
Eh bé ! Il n’a pas la langue dans sa poche. Il me donne envie de creuser un peu plus… alors je poursuis en portugais
–Si vous-même pouvez vous servir, seriez-vous d’accord de me servir une bière alors ?
–Je ne suis point aubergiste, répond le gentilhomme sans hésitation dans un portugais immaculé.
Donc je poursuis en néerlandais, juste pour voir.
–Si vous n’êtes pas aubergiste non plus, qu’êtes-vous alors ?
Je n’obtiens pas de réponse. L’homme se lève, se rend au bar, tire un bière, revient en me la posant devant moi et il ajoute en néerlandais
–Vous n’êtes pas un pirate, n’est-ce pas ?
–Si, mais depuis peu seulement. Merci !
Puis, le jeu commençant à me plaire, je décide d’enchaîner avec l’italien
–Cette bière est vraiment bonne ! Caspita ! [« Nom de nom… »]
–C’est une recette prusse. Seul les germains savent faire de la vraie bière, et le « Skull » est l’unique auberge anglaise à servir de la bière de Prusse. Mais dites-moi, si vous ne connaissez pas cette bière, c’est que vous êtes ici pour la première fois ? demande mon vis-à-vis en italien.
–En effet, je réponds.
–Et que faites-vous ici, si j’ose demander ?
–Je cherche quelqu’un. J’ai rendez-vous, je réponds encore en italien.
–Qui donc ? demande mon hôte
–Peu importe. Et vous ?
–Pareil…
Nous restons quelques instant à avaler notre bière, chacun d’un coté du bar, sans dire mot. Mais comme je suis de nature loquace je décide de pousser la discussion en avant… Par contre je choisis de parler à nouveau en allemand…
–Je me rends au « Jolly Roger ». On m’y attend, ou je dois y attendre. C’est selon…
–C’est tout comme moi…
Le fait que nous ayons quelques points communs semble faciliter le contact. Tout les deux nous savons désormais que nous n’avons pas à faire à un quidam ordinaire. Ce qui semble mettre en confiance mon interlocuteur, car il continue en allemand
–Mais moi j’attends déjà depuis des lustres…
–Ah ? Si longtemps que ça ? je demande en léchant un peu de mousse sur mon verre.
–Oui. Je pense que mon contact n’est plus… Depuis le temps que j’attends…
–Ah ?
Puis nous buvons encore. Je sais d’expérience que dans ce genre de situations, il faut parfois juste attendre pour entendre la suite.
Mais mon vis-à-vis n’est pas de ceux qui s’épanchent. Il continue de ne rien dire… Il sirote sa bière en silence. Alors je fais comme lui. Au bout d’un demi verre je me décide à relancer la discussion, toujours en allemand.
–C’est lui qui devait vous payer ?
L’homme semble visiblement surpris…
–Me payer ? demande-t-il.
–Ben oui. Si vous attendez, c’est que vous devez recevoir votre solde. Non ?
–Solde ? Me prenez-vous pour un mercenaire ? demande-t-il un peu agacé.
–Que nenni ! Je ne fais que tenir une conversation faite de suppositions. Loin de moi de vouloir vous cataloguer. Si vous préférez parler d’autre chose…
Je tourne la tête, un peu comme pour faire l’innocent. Ma curiosité habituelle m’a poussé à tâter le bonhomme et mine de rien j’ai le sentiment d’avoir mis dans le mille. Dans le mille de quoi ? Je ne sais pas…. Mais à le voir, mon gentilhomme, il semble subitement plus agité et moins serein qu’auparavant. Il semble se demander qui peut bien être cet individu qui l’aborde de manière peu coutumière.
–Suis-je impoli si je demande à qui j’ai servi une bière ? dit-il.
–Pas du tout, et d’ailleurs je vous prie de m’excuser de ne pas avoir commencé par cela en tout premier. Permettez-moi de me présenter : El Dominisuisso. Pour vous servir. Même si dans l’immédiat ce fût le contraire.
–Hm. El Domi… ??
–…ni-suisso, je termine sa phrase.
–Ah. El Domininuisso… Intéressant. Cela provient d’où comme nom, si j’ose encore poser une question…
–Il n’y a aucune généalogie El Dominisuisso. Je suis le premier. Ce n’est pas mon nom natif, comme vous vous en doutez.
–Bien. Bien. Et que faites-vous ici, à Tortugua ? Goûter une bière de Prusse ? A moins que je n’abuse avec mes questions… ?
–Du tout. Je vous dois bien ça. Sauf que je ne puis pas trop vous répondre, car je ne le sais pas encore moi-même. Je dois retrouver un ami. Mais je doute qu’il soit déjà ici. Donc, je prends mon temps pour découvrir la ville. Hier au soir elle me semblait lugubre, et ce matin je la trouve rayonnante. Et je peux déjà dire que je fais des rencontres… disons… rafraîchissantes… oui, rafraîchissantes en tout point, si vous me permettez ce calembour…
Je lève mon verre tout en observant le visage et l’attitude de mon interlocuteur. Il me répond en levant le sien, mais je vois bien qu’il est en train de se demander quelle vérité il va me servir. Il me regarde. Boit. Me regarde. Prend son souffle. Expire. Boit. Me regarde.
–Aurai-je dit quelque chose qui vous mette mal à l’aise ?
–Vous dites ?
–Vous me semblez soudainement mal à l’aise. Ou bien y a-t-il quelque chose qui vous tracasse ?
–Je porte un fardeau et je ne sais à qui le confier. Pourtant je le dois.
C’est tout ? Je me demande bien ce qui peut tant le préoccuper.
–Allez à confesse. Il doit bien y avoir une église par ici, je lui glisse tout en buvant, un peu pour le provoquer.
–Il ne s’agit pas de ça. C’est juste que seul je ne puis rien faire.
–Mais de quoi s’agit-il ? je finis par demander.
–Je ne peux rien dire, répond-il.
–Bien. Donc vous ne pouvez rien faire, ni rien dire, et vous attendez quelqu’un que vous n’attendez plus… Je commence à comprendre que l’on vous laisser vous servir vous-même au bar si c’est tout ce que vous pouvez faire. Pardi ! Mais depuis combien de temps attendez-vous ici celui qui ne vient pas ?
–Voilà deux mois que je réside ici. Et ma préoccupation première n’est pas ma solde comme vous l’avez mentionné, mais bel et bien ma... ma…
–Votre… ?
Il décide soudainement de changer de sujet :
–Vous dites que vous êtes un pirate ? demande-t-il.
–J’aime à le croire, mais personne ne me connaît. A part peut-être l’un ou l’autre espion du roi de la grande Espagne. Mais sinon je suis inconnu.
–Vous disiez devoir aller au « Jolly Roger »… Vous y allez quand ?
–Je ne sais pas. Tantôt peut-être. Pourquoi ?
–C’est là-bas que vous devez retrouver votre ami ?
–Si Dieu le veut. Mais pourquoi toutes ces questions ?
–Je dois aller au « Jolly Roger » mais je ne peux pas. Mais avec vous je pourrais.
–Je ne comprends rien à vos pensées… De quoi parlons-nous enfin ?
–Avez-vous faim ?
–Quoi ?? je demande
–Avez-vous faim ? répète-t-il.
–Oui, diantre, oui. Mais qu’…. ?
–Venez. Suivez-moi. Allons prendre un jambon, du pain et des fruits et allons dans votre chambre.

Tout en se levant il me prend le bras et me tire derrière le bar avec empressement. Nous passons le petit passage derrière pour accéder à la remise et aux cuisines. Là, il prend tout ce qu’il a dit tantôt et il me tire à nouveau par la manche en direction de l’escalier pour se rendre à ma chambre. Comme j’ai faim je veux bien suivre ses idées jusqu’à ma chambre. Ensuite on verra et de toute façon Karp m’y attend.
–Laquelle est votre chambre ? demande-t-il encore.
–Que de questions, que de questions ! C’est celle-ci, je lui réponds en pointant de la main.
–Bien. Allons-y !
Je pousse la porte de ma chambre et je salue Karp en français, de sorte à ce que notre invité puisse parler une langue commune à tous.
–Tiens Karp, j’ai apporté un peu de pain et de jambon. Il y a des fruits aussi. Et voici un nouvel ami, je suppose… son nom est…
Je me tourne vers lui.
–Sans importance. Mon nom est sans importance, dit il en français.
Karp hoche de la tête pour saluer, mais intrigué par le personnage. Il se détourne de la fenêtre par laquelle il contemplait la rue et nous rejoint à la table ou sont disposés de délicieuses victuailles. Et sans plus attendre nous nous servons, Karp et moi.
Notre invité hôte nous regarde manger et visiblement il réfléchit. Moi ça me convient, j’ai trop faim pour écouter dans l’immédiat. Et je crois que notre ami sans nom sait qu’on écoute mieux le ventre plein. Ainsi, ce n’est qu’après le premier rot de Karp (eh, oui…il n’est pas parfait, faudra que je vous en parle…) que mon bonhomme mystérieux se décide enfin à parler.
–Je ne souhaite pas révéler mon identité, et de toute manière elle n’aurait aucun intérêt. Je suis encore moins connu que vous l’êtes. Sachez juste que je suis le pion d’un grand échiquier, et qu’en l’occurrence je suis le porteur de documents de la plus haute importance. A la demande de mon mandataire, notre organisation a effectué un rapport complet sur la situation demandée et j’avais la charge de lui remettre en personne ces documents. Et ma crainte est que mon mandataire soit passé à trépas, avec toute son équipe. Sinon, il y aurait un relais. Or personne n’est venu. Et il me semble chaque jour moins probable qu’ils apparaissent. Pourtant il faut absolument que mes documents puissent être livrés. A la bonne personne.
–Je comprends, très cher. Mais je ne vois pas trop ce que je pourrais faire pour vous…, je dis en mangeant une bonne tranche de jambon sur du pain et en me balançant avec le dossier de ma chaise. Cet encas est un délice.
–Au contraire, je vois bien une idée poindre, répond il sans hésitation.
–Dites donc… On verra après, j’ajoute en masticant.
–Vous pourriez être la bonne personne… ?
Vlan ! Le dossier de la chaise se plaque sur le plancher et moi avec. J’ai failli me cogner la tête au sol et je ne vois plus rien car la tranche de jambon me recouvre le visage. Je voulais demander de la moutarde avant, mais là elle me serait montée au nez, comme on dit.
Je me relève pendant que Karp rigole encore.
–Je vous aurai mal compris, je dis.
–Non. Vous pourriez être la bonne personne à qui remettre ces documents, Monsieur.
Je me réinstalle sur ma chaise et je pose mes coudes sur la table.
–Je ne sais même pas de quoi il est question. Je ne sais pas qui vous êtes, ni qui est votre mandataire. Je ne suis ici que depuis 2 jours et personne ne me connaît. Je n’ai ni navire, ni équipage, ni foyer, ni même un but précis. Et à part ce que je viens d’énumérer à l’instant vous ignorez absolument tout de moi. Qu’est-ce qui peut bien vous faire penser que je puisse être la bonne personne, comme vous l’affirmez. ?
–Vous n’êtes pas un pirate ordinaire. Vous parlez plusieurs langues sans accent. Vous avez voyagé. Vous avez l’esprit ouvert, car vous vous êtes adjoint un indien. Autrement vous voyageriez seul. Vous êtes malin, car vous savez parfaitement dire ce que est nécessaire et taire ce qu’il faut. Vous savez vous exprimer et vous savez écouter, et vous savez faire la part des choses. Vous possédez une somme d’or que votre indien garde. Et vous n’êtes pas autant pirate qu’il y paraît. Sans rien savoir je sais tout de même beaucoup de choses sur vous. Et à mon avis vous seriez la bonne personne, à défaut de mon mandataire, pour recevoir mes documents.
–Hm. Comment savez-vous que je possède de l’or ? je demande.
–C’est simple. Si vous êtiez sans le sou, vous l’auriez ajouté à votre liste tantôt : pas de navire, pas d’équipage, pas de foyer…et sans le sou. Or vous ne l’avez pas dit. Le reste est de la déduction. Mais à l’instant vous venez de le confirmer.
–Hm. Intéressant.
Je me gratte un moment le menton tout en réfléchissant. Moi qui suis juste descendu pour trouver de quoi me restaurer… me voilà mêlé à une affaire dont je n’entends rien. Et pourquoi moi après tout ? J’ai bien d’autres chats à fouetter, il me semble. Saperlott !
–Alors ? finit par demander le gentilhomme.
–Alors ? Imaginons un instant que je veuille bien accepter vos documents… A quoi cela m’engagera-t-il ? Dois-je vous payer en plus ?
–Non, j’ai déjà été réglé, bien avant ma mission. Je dois remettre ces documents, coûte que coûte. On m’a dit qu’il était hors de question que ces parchemins terminent leur course dans une étude de notaire ou similaire. On m’a stipulé que je devais m’assurer que les informations parviendraient à Tortugua. Ce qui veut dire que la ville en a eu connaissance. Voilà.
–Et pourquoi n’allez-vous pas au « Jolly Roger » et remettez ceci à un capitaine quelconque ? Ou bien n’y a-t-il pas un représentant de la ville ici ?
–Non, la ville est autogérée, il n’y a pas de syndic ou autre. Et quand aux capitaines du « Jolly Roger »… je n’en connais aucun. Si je remettais mes documents à un capitaine illettré (il y en a plus que l’on pense)  ou alors à un ignorant, ou encore à un marin ivre qui se fait passer pour un capitaine… Cela serait dramatique. Tous les rapports seraient perdus. De plus il y a des rapports dans de différentes langues, je crois. Il faut être polyglotte pour pouvoir tout comprendre. Ce qui n’est pas le cas de beaucoup de capitaines. Non, cette solution ne convient pas. Je dois remettre mes rapports entre des mains pirates qui sauront quoi en faire.
–Mais que contiennent ces rapports ? je demande intrigué.
–Je l’ignore. Le tout est scellé, répond-il.
–Et si je prends vos documents, que suis-je supposé en faire ?
–A mon avis il faudrait commencer par les lire. Ensuite vous serez seul à décider de la suite qui convient. En ce qui me concerne, je ne suis que le porteur. Et si vous acceptez ma proposition, ma mission sera accomplie.
–Pouvez-vous me dire au moins quel but poursuivait votre mandataire ?
–Je ne sais pas exactement. Mais c’est quelqu’un qui attachait de l’importance à la ville de Tortugua, ainsi qu’à l’île de la Tortue toute entière. Ses préoccupations étaient bien plus la communauté d’ici que d’aller piller les mers… Mais de là à savoir quel but il poursuivait…
Hm. Que dois-je penser de ça ? Me voilà de nouveau en plein dedans. Qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière toute cette histoire ? Est-ce bien raisonnable d’accepter sa proposition ? Et puis il y a aussi le capitaine… Je dois retrouver le capitaine, toujours et encore. Plus tout l’équipage. Puis je dois retourner à Santo Domingo, je ne sais pas encore comment. John m’y attend pour que tienne promesse.
–Alors ? demande-t-il encore une fois.
–Je ne sais pas. Je ne vous cache pas que je suis très hésitant. Pourquoi moi ?
–Vous êtes le seul que j’ai croisé ces derniers deux mois qui pourrait prendre en charge ma livraison. J’ai pourtant cherché, je vous assure, sans pour autant trouver ni mon mandataire, ni une autre personne susceptible de me décharger. Et comme je suis tenu par mon serment de ne pas me débarrasser de mon colis, mais de bel et bien le remettre en bonne et due forme, je désespère de trouver mon homme. Tout je que je peux ajouter à ce que j’ai déjà dit, c’est qu’il n’y a rien de sombre dans tout ça. Si vous voulez, sur l’échiquier que je mentionnais tantôt je suis de la famille des blancs.
Finalement, il me semble que tout ce qu’il dit est cohérent. Je me dis aussi que si il dit vrai, il ne doit en effet pas être facile de trouver un preneur à son affaire. Quelque chose me dit qu’il a néanmoins bien pressenti avec ma personne : je suis polyglotte, et pas si seul que ça finalement. Le capitaine sera certainement de bon conseil, quand il sera arrivé. En plus il possède un navire… Si il y a donc un candidat potentiel à ces documents, je dois bien le reconnaître, alors c’est moi.
Et qui sait ? Si cela se trouve, ces documents ne nous apprendront rien.  Mais avant de me décider il y a un point que je souhaite encore préciser. Alors je répète après lui
–…de la famille des blancs, vous dites ?
–Oui. Je suis certain d’être le porteur de documents qui doivent servir une cause d’ordre civil. Nos services ne contribuent pas à des coups d’états, des guerres ou des intrigues politiques. Nous sommes une organisation civile au service des civils.
–De quelle organisation parlez-vous ?
–Je ne peux la nommer. Mais c’est ainsi. Nous sommes l’équipe des blancs.
Nous partageons ensemble les tranches d’ananas que Karp a préparé pendant que nous discutions. C’est délicieux, l’ananas ! Et pendant que le savoure cette douceur je réfléchis encore. Pour l’instant j’ai réfléchi à « si je prenais ». Mais au fait, quelle serait la situation « si je ne prenais pas » ? C’est vrai, quand on y pense : Je me retrouve à attendre le capitaine sans rien faire. Je ne peux que passer mon temps à la taverne ou en ville. Et je dois avoir une bonne semaine, si ce n’est deux, d’avance sur lui. Donc, que faire pendant ce temps d’attente ?
–Alors ? demande toujours et encore mon interlocuteur en terminant sa tranche.
–Alors…je pense accepter votre offre. Je vais prendre vos documents pour voir ce qu’il sera nécessaire de faire.
–Vraiment ? Vous acceptez ? C’est formidable. Vraiment formidable. Si on m’avait dit ce matin que j’allais rencontrer ma personne aujourd’hui ! Je vous suis très, très reconnaissant !
–Oui, oui, cependant si cela se trouve je ne fais rien d’extraordinaire non plus… Nous verrons. Avez-vous les documents sur vous ?
–Hôô-nôôn ! Vous n’y pensez pas ! Ha ha… ils sont dans leur malle ! dit l’homme avec un grand sourire.
–Une malle ? Mais quelle malle ? je demande intrigué.
–Elle est en sécurité. Je vais vous la livrer en début d’après-midi, dit-il enthousiaste.
–Bien. Je vous attends ici. Nous prendrons un peu de repos.
–D’accord. Je m’en vais la chercher puis je vous la fais porter.
–Vous ne revenez plus ?
–Pour quoi faire ? Ma mission est accomplie. Je peux retourner chez moi. Enfin.
–Ah. Dites-moi au moins où c’est, chez vous.
–L’Europe.
–Ah. Bon voyage alors. Et merci de votre confiance. J’aviserai une fois que j’aurai pu prendre connaissance du contenu de la malle.
–D’accord. Merci encore une fois. Auf Wiedersehen ! [Au revoir !]
Il met son chapeau et quitte notre chambre. Nous entendons ses pas précipités dans les escaliers, puis la porte d’entrée claque. Et puis l’auberge reste silencieuse. Je reste là a me sucer les doigts en regardant Karp me tendre une autre tranche d’ananas. Que j’accepte avec plaisir.

* * * * *


Toc, toc, toc…
J’ouvre les yeux. Karp est déjà derrière la porte. Je me mets assis sur le lit et je fais signe à Karp d’ouvrir la porte, ce qu’il fait.
Deux porteurs pénètrent dans la chambre, encombrés d’une assez grosse malle en cuir qui semble peser lourd. Mais qu’est-ce qu’il peut y avoir là-dedans ?
Les deux manutentionnaires posent la malle au sol, près de mon lit. Puis l’un deux me tend une enveloppe contenant  visiblement un objet.
–On m’a dit de vous remettre cela lorsque vous réglerez la note.
–Comment ça, régler la note ? Tel que je connais l’expéditeur il a du vous payer. Non ?
J’arrache l’enveloppe de la main du porteur qui voulait empocher la double mise.
–Ah mais oui, j’avais oublié. C’est l’habitude, pardon. Normalement nous sommes payés à la livraison.
–Oui, oui, c’est ça. Allez, vous pouvez disposer…
Les deux font une courbette gênée et s’en vont. Karp referme la porte. Et je tourne à nouveau mon regard vers cette malle mystérieuse.
Elle mesure environ 60 cm de haut et 60 cm de profond, pour une longueur de 1m20. C’est une magnifique malle en cuir épais. Les parties centrales du dessus et des côtés sont recouvertes d’un tissu fin avec des motifs brodés. Toutes les arrêtes de la malle sont doublées d’une lanière de cuir, épaisse elle aussi, ce qui permet de tenir le tissu des parois tendu. Les coins sont garnis de pièces en cuir supplémentaires et robustes, de sorte à ne pas abîmer la malle et son contenu lors d’un transport. Il y a sur les côtés deux poignées en cuir très solide et tenues par des lanières et de la ferronnerie fine. Tout le pourtour des lanières de cuir des arrêtes sont cloutés avec des clous en laiton qui portent chacun les armoiries d’une ville d’Europe. Il doit bien y avoir une centaine de clous en tout, et ainsi on peut retrouver une bonne centaine de villes d’Europe représentées par leurs armoiries. C’est incroyable de précision. C’est magnifique. C’est époustouflant ! Cette malle a dû appartenir à un prince !
Il y a deux serrures sur le devant. De la forgerie fine. Et dans mes mains je tiens la clé qui était contenue dans l’enveloppe que le porteur m’a remise. Il y avait un petit mot aussi, mais  pour l’instant cette malle me fascine trop. Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir à l’intérieur ?
Je regarde Karp.
–On l’ouvre ?
Karp hoche de la tête. Il doit être aussi curieux que moi.
La malle est elle-même enveloppée dans de la toile résistante à la manière d’un simple paquet. C’est cette toile qui est scellée avec une montagne de cire (ce qui évite d’endommager la malle). Sans avoir brisé les sceaux on ne peut ouvrir la malle. Nous sommes donc bien les premiers à l’ouvrir depuis son expédition. Je prends mon couteau pour couper la toile et retirer les scellés. Et une fois la malle prête, je me baisse et j’engage la clé dans la première serrure. Puis je tourne. clic. Quel joli cliquetis ! C’est de la mécanique fine ! Je mets la clé dans la seconde serrure. clic. Merveilleux. Et maintenant j’ouvre la malle.
Un tissu recouvre tout le contenu de la malle, de sorte que dans l’immédiat je ne vois rien d’autre que l’intérieur du couvercle. Un tissu encore plus prestigieux est tendu sur l’intérieur, et je peux voir un sigle pressé en relief dans le cuir et le tissu. Je n’ai jamais vu une si belle malle. Mais fini d’admirer. Que va me rapporter cette pêche miraculeuse ? Alors…
Sous le tissu je découvre trois compartiments. Deux ont un couvercle et le compartiment central est ouvert. C’est là que se trouvent des paquets de parchemins. Des tas. Ils sont ficelés par petits paquets qui forment un plus gros paquet, lui-même ficelé avec de la toile et scellé avec la même cire que la malle l’était. Le sceau [empreinte d’armoiries dans la cire] aussi est le même, mais je ne le connais pas. Peu importe. Il y a là six, sept… non, huit paquets de parchemins. Au moins 300 pages de parchemins à lire ! Et aucun des paquets ne porte d’inscription sur le dessus. Il faut ouvrir pour voir de quoi cela traite. Bof… Nous verrons. Et le compartiment de gauche, alors ?
J’ouvre doucement le couvercle du compartiment gauche. Celui-ci est divisé en deux. Encore des parchemins. Mais ceux-ci sont grands et enroulés sur eux-mêmes. A voir ils doivent être encore plus précieux que les précédents documents, car ils sont tous enveloppés dans un cuir fin qui peut résister à l’eau. Il y en a 14 comme ça. Ma curiosité étant piquée au vif je prends le premier parchemin que ma main attrape et je le pose sur le lit. Je vais regarder cela dans un instant. Mais d’abord encore le compartiment de droite. Je lève le couvercle. Dessous il y a un petit caisson en bois précieux qui est posé sur le dessus, avec des compartiments de tailles différentes. Un peu comme pour une collection de roches. Cela peut servir de vide-poche, rien ne s’y troue. Je le soulève par la poignée et je le pose sur le lit aussi. Sous ce caisson se trouvent encore deux compartiments. Dans l’un il y a une trousse en cuir enroulée et dans l’autre il y a quelques effets. Une chemise et une veste, dignes d’un officier. Mais ce n’est pas un uniforme. Juste un ensemble très, très distingué.
Alors et donc : sur le lit se trouvent des paques de parchemins, un parchemin roulé dans sa gaine de cuir et la trousse enroulée en cuir. Prenons celle-ci d’abord. Je défais les lanières qui la maintiennent fermée et je la déroule sur le lit.
Ce sont des instruments de navigation. Tous neufs. Un compas, un rapporteur d’angle, une réglette, un octant [ancêtre du sextant] à l’état démonté, une boussole, une longue-vue, une petite lame pour tailler les becs de plume, de l’encre, une petite fiole de sel pour sécher l’encre sur les cartes, un fil à plomb, un petit miroir rectangulaire, une loupe et trois pierres à silex. Cette trousse est digne d’un Amiral !
Ouvrons maintenant le parchemin enserré dans le cuir étanche… Doucement… Le cuir est serré et le parchemin a peut-être séché un peu…. doucement…
Le dernier bout de la gaine en cuir se retire et le parchemin se met à se dérouler. C’est un grand format. Je vois que c’est une carte. C’est… une carte des Caraïbes. Datée de 1708. Flambante neuve, avec toutes les dernières informations. C’est du travail de premier ordre…
Je suis de plus en plus curieux. A quoi doit servir tout ceci ? Je veux en voir plus. Je prends encore deux ou trois rouleaux à cartes et je les déballe les uns après les autres avec soin. Encore des cartes. Mais cette fois avec plus de détails : Jamaïque, Les Îles Caïman, Cuba, Hispañola, Puerto Rico. Et une autre carte mentionne toutes les îles au nord de Cuba. Les Bahamas et Turk & Caïcos, l’île aux Iguanes. D’autres cartes encore montrent toutes les petites îles des Antilles : Saint Martin, Barbados, Antigua,  Montserrat, Marie Galante, La Guadeloupe, La Dominique, La Martinique, Saint Lucie, Saint Vincent, les Grenades et finalement aussi La Barbade. Tout est là. Et toutes les cartes sont datées de 1708. Il y a des cartes françaises, anglaises, espagnoles, portugaises. Il y a de tout. Une vraie bibliothèque. En plus pour certaines colonies il y a même un croquis du plan de la ville. C’est un travail extrêmement abouti et tout à fait à la mesure de la malle qui le contenait. Je suis impressionné par tant de précision. A tel point que toutes les cartes ont fini déballées sur le lit.
A qui peut bien appartenir cette malle ?
Je regarde encore la veste et la chemise qui sont posés sur le lit avec les autres affaires. Hm… Tissu anglais, mais la taille du tissu est de Milan. La chemise est en soie blanche, mais assez épaisse. Pas très français, pourtant on dirait à première vue.
Et les instruments de navigation ? La trousse est finement ouvrée, mais dans un cuir robuste qui ne craint pas la mer. Tous les outils ou instruments sont neufs. Flambant neufs. Il n’y a nulle part un sceau ou des initiales. Encore moins des armoiries. Si ce coffre était la propriété d’un noble ou d’un membre d’une famille royale quelconque il serait truffé d’armoiries, ainsi que tout son contenu. Là ce n’est visiblement pas le cas. Mais celui qui a constitué ce coffre était riche comme un prince, cela se voit.
Soudainement je me rappelle le petit mot qui était glissé dans l’enveloppe, avec la clé. Je saisis l’enveloppe sur la table et j’ouvre le petit parchemin.
« Merci encore, El Dominisuisso. Et à Dieu vat ! »
Hm. Au moins il aura retenu mon nom.
–Karp, tu veux bien ranger tout ça propre en ordre, je vais commencer à étudier les parchemins.
Quelque chose me dit que le plus intéressant est contenu dans toutes ces lignes à lire.
* * * * *
Je lis. Je lis. Je lis. Je lis tout l’après-midi. Je lis tout le soir. Je lis toute la nuit.
Karp s’est débrouillé pour nous faire monter à manger et je n’ai pas levé les yeux de mes documents. J’ai mangé en lisant. Et j’ai lu après manger.
Des rapports, des rapports et encore des rapports. Sur tout et de partout. Récoltes, Situations politiques, Ressources militaires. Bilans commerciaux, Informations générales… De France. D’Italie. D’Espagne. Du Portugal. D’Angleterre. Des Pays Bas. Et même de l’Empire Germanique, jusqu’en Pologne. Je peux vous les énumérer tous si vous le voulez, mais leur énumération n’a aucun intérêt. Ce qui en a par contre, c’est le recoupement des informations contenues dans tous ces rapports. Ils ne sont pas choisis au hasard. Par exemple : les bilans commerciaux font état d’échanges de ressources entre les différents royaumes. Les rapports militaires se concentrent sur les chantiers navals d’Europe. Les rapports sur les récoltes permettent de prévoir la répartition des récoltes.
Il y a là encore une fois une multitude détails listés avec minutie. Un travail titanesque a été fourni pour établir tous ces rapports. Ce qui est frappant, c’est que absolument tous les documents sont signés et datés de 1708 ou 1709. Il n’y a rien de plus ancien. Donc toutes les informations sont récentes. Incroyable.
Donc, je disais, le recoupement de toutes ces informations dégage une image plus générale. Un peu comme si vous vous éloignez d’une fresque. De près vous voyez la tête du cheval, quand vous reculez vous voyez le cheval et son cavalier, et lorsque vous reculez encore vous voyez la charge de toute la cavalerie. Eh bien si vous voulez, chacun de ces rapports est une tête de cheval, chaque pile de rapport est un cavalier, et toutes les piles ensemble donnent une fresque. Sauf que ce ne sont pas des cavaliers que je vois. Non. Mais des navires. De gros navires. Lourdement armés. Et en grand nombre. La fresque qui se dessine devant moi –au fur et à mesure que je lis les rapports– est une fresque sombre qui annonce une grande, grande bataille. Et une longue, longue guerre. Avec beaucoup, beaucoup de sang, de morts et de blessés… Ces rapports sonnent le Glas de l’âge d’or de la piraterie. Et je suis le seul à le savoir…
Laissez-moi vous dépeindre ce tableau qui se dessine à mes yeux à la lecture de tous ces documents. Comme l’image à dépeindre est assez grande, il faut la parcourir en serpentin de gauche à droite et de droite à gauche, puis à nouveau de gauche à droite. Comme une fresque quoi…
Le coin supérieur gauche de la fresque commence avec une scène de la signature des Traités de Ryswick, mettant fin aux principales guerres en Europe.  A droite de cette scène l’image enchaîne sur des peuples d’Europe qui se donnent la main. On les reconnaît bien à leurs costumes respectifs. Puis qui s’échangent du pain, du vin, de oeufs et d’autres produits de base. Ils s’échangent même des armes et des livres si vous contemplez bien le bord droit de la fresque. Le tableau continue en dessous avec les mines du nord  et de la pleine du Rhin qui fournissent du charbon et du minerai ; pendant que les pleines du centre, du sud et des plateaux alpins fournissent du blé. On y voit aussi les forges et leurs forgerons qui produisent des armes dans chaque village. Vous suivez le dessin pour arriver en plein centre de la fresque pour découvrir une scène avec des ouvriers du métal qui coulent un fût de canon.  A sa gauche on peur voir le bûcheron abattre des arbres et le cultivateurs fournir le chanvre pour les corderies royales. Et tout ce qui est produit sur cette ligne est acheminé au chantier naval qui se trouve au bord droit de notre fresque.
Jusqu’à là c’est assez pittoresque, vous me direz. Je vous l’accorde. Mais la dernière ligne de la fresque ne l’est pas : Au bord gauche on voit comment on arme et charge les navires qui sont des navires de guerre. La scène du port montre bien la quantité de matériel et d’hommes qui participent aux préparatifs. Plus loin, au centre on distingue des dizaines, des centaines de navires qui quittent les ports en direction de l’ouest : Le Nouveau Monde. Quand à la partie droite de la dernière ligne, j’y vois la scène d’une gigantesque bataille navale et la prise d’une ville côtière par ces navires européens. La ville est détruite et les habitants fuient. On peut voir un grand aigle qui s’abat sur la ville vaincue. Dans les griffes d’une de ses pattes il enserre un drapeau pirate qui brûle encore. Et dans les griffes de l’autre patte il tient le monde, tel une proie. Les villageois, en le voyant dans le ciel, s’enfuient horrifiés.
Cette fresque, c’est la fresque des navires des royaumes d’Europe qui se sont unis pour chasser une fois et pour toute la peste des Caraïbes : les pirates. L’Europe a décidé de régner sur les Caraïbes, y compris si pour cela il fallait s’allier.
Soudainement j’ai un éclair qui jaillit à mon esprit : Si je mets à côté de cette fresque mon aventure sur le « San Felipe » et l’histoire des canons qui étaient destinés aux pirates… Mon arrestation… et la suite… Il me semble que soudainement un voile se lève sur ma propre histoire. Mais dans quoi suis-je aller fourrer mon nez ?
Et maintenant ? Comment vais-je faire pour transmettre tout ce que ces rapports relatent ?
Si seulement j’avais la fresque –que je viens de vous dépeindre– à exposer, alors je pourrai facilement faire passer les informations de ces rapports au large public. Mais hélas, je ne suis pas un peintre…
La fatigue me fait cesser la lecture. Je n’ai pas encore tout lu, mais il me semble avoir suffisamment compris le sens de tout ceci pour étancher ma soif de curiosité.
Je pose les parchemins sur la table, je prends la lampe et je me couche.
Après avoir passé un dernier coup d’œil sur tout le fourbi que j’ai étalé partout je souffle la flamme de ma lampe, laissant à la lune le soin d’éclairer doucement la chambre. Karp dort depuis des heures. Et moi je ne vais pas tarder non plus.
En regardant le plafond je réfléchis encore un peu pour m’endormir. Je n’ai pas eu le temps de faire le tri sur cette étrange affaire de malle. Maintenant je pense y voir un peu plus clair : il me semble bien que quelqu’un de fortuné avait comme préoccupation de se renseigner en détail sur la situation en Europe, comme si il avait eu une prémonition sur ce qui se prépare là-bas. Ce quelqu’un devait être attaché à la cause pirate, étant donné qu’il a pris toutes les précautions utiles, y compris celle de prévoir de remettre la malle à quelqu’un d’autre que lui-même. C’est intelligent, car si cette malle restait 10 ans en dépôt quelque part, toutes les informations seraient caduques ou obsolètes.
Cette personne devait prévoir d’entreprendre quelque chose, car il semble que les instruments de navigation –comme tous les rapports– répondent à une commande. A mon avis du moins. Et je pense pareil pour les habits. Quand aux cartes, elles sont la preuve de sa détermination de profiter des dernières découvertes et connaissances pour son entreprise. Et il y a mis les moyens : la malle, les instruments, les rapports, les cartes… tout cela a coûté une fortune. Une immense fortune. Combien de gens ont bien pu collaborer à la rédaction de tous ces rapports ? Qui a bien pu collecter toutes les informations ? Il a fallu des dizaines de personnes pour réunir tout ceci. Et la demande, respectivement la commande, a du être faite il y un ou deux ans déjà pour que cette malle soit prête à l’expédition pour arriver aujourd’hui ici.
Dans quoi ai-je encore fourré mes doigts ?
En laissant ces réflexions s’égrainer dans mon esprit pendant que je me positionne pour dormir il y a un chose qui m’embête… Je me rends compte que désormais la malle toute entière est un message : « Il faut résister aux forces d’Europe qui arrivent. »
Ha ! Mais bien sûr ! Rien que ça… Je me retourne dans mon lit ; agacé.
Car je me dis que celui qui a payé pour cette malle devait posséder des dizaines de navires et avoir des alliés. Et des armes. Et de l’or. Et des relations…
Moi je n’ai rien de tout ça. J’ai juste une malle remplie de parchemins. Et Karp qui ronfle.
Et finalement, c’est le sommeil qui me calme l’esprit.
* * * * *


Encore une belle journée ! Karp est debout depuis longtemps je suppose, il a apporté de quoi manger. Parfait. J’ai bien dormi en plus. Je fais d’abord un petit tour au cabinet dans la cour (eh oui, même les pirates font popo) pour ensuite me laver les mains et me raser à la salle d’eau. Puis je remonte dans la chambre pour me mettre à table. Ici c’est bien mieux qu’au « Soleil Levant », je peux vous le dire : Breakfast à l’anglaise ! Œufs et lard frits, saucisses grillées, porridge, jus de fruit et même du très bon thé. Cette vie de pirate me plaît assez. J’ai envie de dire que c’est la meilleure partie de mon voyage, finalement.
Après manger je décide d’aller faire un tour en ville et de voir si le « Jolly Roger » est déjà ouvert en cette fin de matinée. Nous sortons de l’auberge pour nous diriger vers la grande place de rassemblement. En déambulant dans les larges rues de la ville je peux vous confirmer que ma seconde impression était bien bonne. Il fait bon vivre ici. Bien sûr, dans la ville basse il ne faut pas trop en demander, mais somme toute la ville est accueillante. L’odeur n’est pas si terrible, c’est bien pire parfois en Europe ou même à Santo Domingo. Et depuis que nous sommes ici je n’ai pas entendu un seul coup de feu. J’ai cru comprendre que c’est interdit, d’ailleurs. Mais c’est rassurant de constater que dans toute la ville les armes à feu ne parlent pas.
Sur la grande place il y a des anciens qui se tiennent sur un banc. On peut voir aussi des garçons jouer autour. Un petit étang attire quelques oiseaux qui viennent se baigner. Et quelques fleurs plantées par ci et par là donnent une ambiance chaleureuse et parfumée à cet endroit. On ne dirait pas du tout être dans un repère de pirates. Il n’y a que la façade du « Jolly Roger » qui tranche avec le décor de la place et qui rappelle l’endroit où nous sommes. Tout en déambulant tranquillement nous nous dirigeons vers la porte, Karp et moi, et je la pousse pour voir. Elle s’ouvre. Alors nous entrons.
Il n’y a personne. L’établissement est vide. Nous sommes venus trop tôt.
–Il n’y a personne ? je demande dans la salle vide en entrant timidement.
Pas de réponse… Je veux toutefois profiter pour me faire une idée. Alors je pousse plus en avant, jusqu’au bar. La salle que je vois est visiblement une taverne de prestige et tout à fait digne d’un capitaine. C’est propre, les tables et chaises sont bien mises, les tabourets des bars sont alignés avec soin. Les murs sont décorés avec des trophées rapportés de mer : objets marins, objets décoratifs, tableau des nœuds, drapeaux, pièces de navires ou armes brisées. On dirait que chacun est venu apposer un objet personnel sur le mur. Il y a une petite scène au fond pour qu’un orchestre puisse se produire. Et à l’opposé, dans un coin, une grande table ovale qui peut recevoir au moins 15 convives. Il y a dessus deux gros chandeliers en argent, finement ciselés avec des motifs pirates. Je devine que c’est la table du conseil des pirates.
Ce conseil n’est pas un conseil élu. Il se constitue autour de cette table. Ceux qui y prennent place ont un droit de vote, comme les autres à leurs côtés. Sauf qu’il faut être invité pour s’y asseoir. Personne n’oserait se poser là sans y avoir été dûment invité par l’un des convives déjà installé à table. Il paraît que c’est ainsi. Donc ici que se discute tout ce qui peut concerner de près et de loin les pirates. Du moins c’est ce qui se dit. La table est vraiment imposante. Si j’imagine quelques pirates redoutés autour je trouve ce coin très impressionnant. Surtout si je me dis que c’est donc ici que je suis censé venir livrer mon message. Moi… Ha ! Et qui voudra m’écouter, je vous le demande…
La porte de la taverne s’ouvre, ce qui fait s’agiter le mobile de plumes qui se trouve pendu à l’entrée. Une jeune femme entre. Elle porte quelques paquets qu’elle s’empresse de déposer sur le bar. Puis elle se tourne vers nous
–Puis-je vous aider ? demande-t-elle en espagnol.
–Je ne sais pas. Vous servez des bières ?
–Non, nous remplissons des déclarations de taxes ici ! Ha ha ha. Bien sûr que nous servons des bières ! Vous en voulez une ?
–Non, je demande juste pour ma culture générale. Ha ha ha. Bien sûr que nous désirons une bière.
–Dommage. Dans ce cas il faudra repasser, nous ne servons pas le matin !
Et pan ! Cela s’appelle « le jeu du plus con ». Les pirates adorent ça. Il s’agit de souligner une chose stupide et d’en articuler une plus stupide encore pour surenchérir. Le premier qui ne trouve plus à répondre a perdu. En l’occurrence moi.
–Et cela vaut-il aussi pour les renseignements ? je demande pour changer de sujet.
–Non. Les renseignements ce n’est pas ici. Il n’y en a ni le matin, ni après midi. Et le soir encore moins, dit elle en déballant ses paquets.
–Ah. Dommage. Faudra-t-il donc que je cède ma pièce à quelqu’un d’autre…
Le jeune fille cesse de remuer ses affaires et lève la tête. Et sans perdre le nord elle dit
–Ah, mais un renseignement payé n’est pas un renseignement. C’est un service. Et là par contre vous êtes à la bonne adresse. Les services c’est notre rayon et nous sommes ouverts jour comme nuit. Quel est donc le service que vous souhaitez ?
Elle remet sa coiffure en place et tire un peu sur sa jupe pour être à son avantage. Ne sait-on jamais si il y a d’autres pièces à prendre, semble-t-elle penser…
–Parlez-moi de cette table ovale, là. Et parlez-moi de leurs occupants.
Elle fait le tour de ma personne pour échantillonner la moindre parcelle de ma tenue et de mon visage, en tournant autour de moi de façon enjouée. Puis elle se remet en face de moi.
–Que voulez-vous savoir ? Selon le service le prix n’est pas le même, savez-vous ?
–Ha ha, je m’en serais douté. Allons-nous marchander longtemps ou allez-vous finir par m’apprendre quelque chose ?
Je joue avec ma pièce et il me semble bien que cette jeune femme voit comme une pâtisserie rouler entre mes doigts.
–C’est la table des grands pirates, dit-elle.
–Ça je le sais, je rétorque.
–Ils s’y réunissent une à deux fois par mois ; en tout cas ceux qui ne sont pas en mer.
–Ça aussi je le sais…
–Vous n’avez pas le droit de leur parler, continue-t-elle.
–Quel suspens ! Vous ne savez donc rien ? Tant pis…
Je remets la pièce dans ma poche. Ce qui semble soudainement lui donner un peu d’entrain…
–Il y a Marmitton, Crochet, Lenantais, Barbe Sombre, Chmoul, Daddy, Louise…
–Louise ? Une femme ? je demande surpris
–Oui, Louise. Et Ptitpisseux, aussi. Mais lui ne compte pas, dit-elle.
Elle en profite de mon immobilité pour remettre mon col en ordre, comme si elle était ma petite sœur. J’ai même droit à un brossage des la main pour retirer les poils et cheveux de ma veste.
–Ptitpisseux ? C’est pas un nom ça, c’est une maladie vénérienne ! Pourquoi donc ne compte-t-il pas ? Avec un nom pareil il doit être craint, non ?
Elle se réinstalle devant moi, sur un tabouret de bar et elle répond
–C’est un simple d’esprit. Personne ne parvient à le chasser, alors on le laisse rester ici. Il a déjà subi tous le châtiments pour avoir manqué aux règles de conduite au sein de la table du Conseil. Mais on a tous fini par comprendre qu’il ne comprend rien. Il est… juste présent. Mais méfiez-vous. Si vous lui parlez vous ne vous en apercevrez pas. Il parle comme vous et moi. Il tient des raisonnements. Mais il est résolument idiot. Par contre il encaisse comme personne ! Il a subi les pires châtiments, y compris être traîné à la laisse en étant traité tel un chien. Et de pendant un mois entier. Pourtant aujourd’hui il est souriant et boit des bières avec ses pires bourreaux. Vous voyez qu’il est idiot : il les aime !
–C’est vrai qu’aimer peut rendre simple d’esprit, je dis en blaguant.
–Oui, parfois. Si vous ne parlez donc pas à Ptitpisseux, choisissez bien votre interlocuteur si vous vous approchez de la table. Il n’y a pas de chef, donc s’adresser à l’un plus qu’à un autre peut vous attirer des foudres. Choisissez aussi soigneusement vos mots, ces messieurs sont très susceptibles. Et n’acceptes jamais de boire avec Louise. Elle a l’alcool méchant.
–Je reconnais que là vous m’apprenez quelque chose…. Et quoi d’autre ?
Elle saute de son tabouret pour se rendre à nouveau derrière son bar et elle recommence à déballer ses paquets. En continue
–Vous ne tombez pas au bon moment. Ils ont déjà des soucis.
–Qu’est-ce qui vous fait croire que je leur amène des soucis ?
–Le fait que vous payez pour trouver un moyen d’accéder à leur table. Si vous portiez de bonnes nouvelles, vous débarqueriez en le hurlant sur tous les toits. Or là vous me semblez arriver ici la queue entre les jambes, si je peux me permettre cette image.
–Ach ! Prenez les images que vous voulez, vous avez raison tout de même. Et quel genre de soucis les préoccupe ?
–Quel genre de soucis leur portez-vous ?
–C’est moi qui pose les questions, car c’est moi qui paie.
–C’est vrai, mais votre pièce est consommée. Il n’y a plus rien à tirer.
–Avez-vous vu ici un capitaine parlant néerlandais, accompagné d’un vieux ou d’un enfant ?
–Pas vraiment… ça ne me dit rien. Pas ces jours-ci en tout cas.
Sa réponse confirme ce que je soupçonnais. J’ai voyagé plus vite que le navire avec son équipage. Les formalités leur ont certainement pris du temps. Je vais pouvoir les attendre un moment. Rien ne sert de se précipiter. Je vais rentrer à l’auberge pour étudier encore quelques documents. Mais avant il me faut encore conclure avec chipie qui me vend ses renseignements. Alors je lance
–Bien. C’est parfait. À présent il ne vous reste plus qu’à me rendre ma pièce !
La jeune fille qui s’était mis à ranger ses affaries derrière le bar s’arrête net dans son mouvement et se retourne
–Votre pièce ?
–Celle que vous avez prise dans ma poche lors de notre conversation. Ne faites pas l’innocente, je dis calmement.
–Cette pièce m’était destinée. Je vous ai rendu service, je me suis servi.
–Celle là, oui. Mais vous devez me rendre l’autre que vous avez prise aussi…
En effet, elle m’a pris deux pièces dans ma poche. Elle est habile cette petite. Et sans le signe de Karp je pense que je n’aurais pas forcément remarqué la manœuvre.
–L’autre pièce paie pour la question sur votre ami capitaine, dit-elle.
–Ah non, vous ne m’avez rien demandé avant de répondre. C’était donc un renseignement, bon gré mal gré. Vous me devez rendre ma pièce… S’il vous plaît, dis-je avec le sourire.
Je tends la main. Et lorsqu’elle me remet, contrariée, la pièce sur ma paume je réalise que je venais juste de remporter la revanche au « jeu du plus con ». Pour sûr qu’il y aura une belle, vous ne pensez pas ?
–Merci. C’est un plaisir de converser avec vous, je dis en soulevant mon tricorne et empochant ma pièce.
–Oui, oui, à demain… Pfffff…, répond-elle.
A demain ? Elle m’a lâché ça sans réfléchir ; agacement oblige… Cela voudrait-il dire que le conseil doit se réunir demain ? Ce serait bien, je  pourrais les observer un peu avant de prendre contact par je ne sais encore quel moyen. Généralement on vient pour deux raisons : faire son rapport lors d’un retour de voyage ou venir relater un fait d’armes héroïque. Moi je n’ai ni l’un ni l’autre à présenter. Et dans ce cas le seul moyen est de s’adresser à « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours » pour demander audience. Et moi je ne connais personne ici. Mon seul contact s’est déjà fait la malle en m’en laissant la sienne... Comme c’est drôle, n’est-ce pas… ? Pourtant je ris jaune au fond de moi.


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