Magazine Journal intime

Nigéria 1967 - Ma ruelle à Lagos

Publié le 20 novembre 2009 par Araucaria
Street of Lagos, Nigeria par Naijafinish Street of Lagos, February 2005 , photo trouvée sur le net.
L'appartement que je loue à Lagos est régulièrement cambriolé... L'appartement se trouve au centre de la ville, sur l'île de Lagos. Jadis cette île était le point de chute des marchands d'esclaves. Ce passé honteux et sinistre a laissé dans l'atmosphère de la capitale des traces inquiétantes, violentes et vivaces.
(...)
J'aurais pu, il est vrai, choisir Ikoyi, le quartier sûr et luxueux des Nigérians riches, des Européens et des diplomates, mais c'est un endroit artificiel, exclusif, fermé et strictement surveillé. Je préfère vivre dans la ville africaine, dans la rue africaine, dans une maison africaine. Comment connaître autrement cette ville, ce continent?
Pour un Blanc cependant, vivre dans un quartier africain n'est guère chose facile. Les Européens sont les premiers à être choqués et à protester. Il faut être bizarre ou toqué pour avoir de telles lubies. Ils essaient donc de me dissuader... (...)
Du côté africain, mon idée ne suscite guère l'enthousiasme non plus. D'abord, il y a les difficultés techniques : où habiter? Le quartier est pauvre, bondé, les maisons sont misérables, ce sont des cases, c'est un bidonville, on y étouffe, il n'y a pas de lumière, c'est poussiéreux, ça pue et il y a des tas de bestioles. Où me trouver un endroit? Un coin à moi? Comment me déplacerai-je? Et l'eau?... (...) Bon d'accord, admettons que j'aie une chambre où je désire m'enfermer pour travailler. M'enfermer? C'est absolument impossible! Ici tous vivent ensemble, en famille, en groupe. enfants, adultes, vieux, ils ne se séparent jamais. (...) S'enfermer tout seul dans une chambre afin que personne ne puisse entrer? Ha! Ha! Ha! C'est impossible! " Et par-dessus le marché, m'expliquent avec douceur les habitants du coin, notre quartier est dangereux. Il y a plein d'hommes mauvais ici! Les plus dangereux sont les boma boys, des gangs de malfaiteurs enragés qui attaquent, cognent et détroussent, des bandes qui dévastent tout. Ils auront vite flairé qu'un Européen solitaire habite ici. Or pour eux, un Européen est un nanti, point final. Qui te défendra?"
Je tiens tête. Je fais fi de leurs avertissements, je suis résolu. Peut-être parce que je suis agacé par les gens qui arrivent ici, habitent dans la "Petite Europe" ou la "Petite Amérique" (c'est à dire dans des hôtels luxueux) et repartent, se vantant par la suite d'avoir été en Afrique alors qu'en réalité ils n'ont rien vu de ce continent.
(...)
Une occasion se présente... Je défais mes paquets...
(...)
Les cambriolages? Au début, quand je retrouve à mon retour un appartement pillé, je suis pris de fureur. Etre volé, c'est avant tout une humiliation, une tromperie. Je me rends toutefois compte qu'ici considérer un vol comme une humiliation et une tromperie est un luxe de l'esprit. Vivant au milieu de la pauvreté de mon quartier, je comprends que le vol, même le plus infime, équivaut parfois à une condamnation à mort. (...) Dans ma ruelle, beaucoup de gens ne possèdent qu'un seul objet. (...)  Ma ruelle, les rues avoisinantes et le quartier tout entier grouillent de gens désoeuvrés... Celui qui a de l'argent se paie un petit déjeuner : un verre de thé et un morceau de pain sec. Mais nombreux sont ceux qui ne mangent rien.
(...)
J'ai eu un jour la visite d'un homme d'âge moyen (...) Il s'appelait Souleïman et était originaire du nord du Nigéria. (...) Il était réservé, ne voulait pas s'asseoir en ma présence. Il m'a demandé si je n'avais pas besoin d'un gardien de nuit puisque justement il venait de perdre son job. Je lui ai dit que non, mais comme il m'a fait une bonne impression, je lui ai donné cinq livres. Quelques jours plus tard, il est revenu. Cette fois, il s'est assis. Je lui ai préparé du thé. (...) Je lui ai confié que j'étais constamment cambriolé. Souleïman a reconnu que c'était un phénomène tout à fait normal. le vol permet, de manière regrettable certes, de niveler les inégalités. C'est bien qu'ils me volent, a-t-il affirmé, c'est même un geste amical de leur part. Par ce biais, ils me font savoir que je leur suis utile et qu'ils m'acceptent. Au fond, je peux me sentir en sécurité. Est-ce qu'il m'est déjà arrivé de me sentir en danger ici? J'ai avoué que non. Justement! Je serai en sécurité tant que je me laisserai cambrioler sans chercher à faire punir le coupable. Mais si je préviens la police et qu'on le poursuit, j'ai intérêt à quitter les lieux.
Il est revenu au bout d'une semaine. Je lui ai offert du thé. Il m'a dit d'un ton mystérieux qu'il m'emmènerait au "Jankara Market" et que nous achèterions ce qu'il me faut. "Jankara Market" est un marché où les sorcières, les herboristes, les cartomanciens et les exorcistes vendent toutes sortes d'amulettes, de talismans, de baguettes et de médicaments miraculeux. Souleïman allait d'étal en étal, regardait, demandait. Finalement il m'a fait acheter à une femme un bouquet de plumes de coq blanches. C'était cher, mais je me suis laissé faire. Nous sommes revenus dans ma ruelle. Souleïman a posé les plumes à plat, les a attachées avec un fil et les a accrochées sur le haut du chambranle de ma porte.
A partir de ce jour-là, je n'ai plus jamais été cambriolé.
Ebène, Aventures africaines - Ryszard Kapuscinski
Pocket n° 11351

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