Photo trouvée sur le net
A quoi ressemble la gare routière d'Accra? A un grand cirque faisant une brève halte. Festival de couleurs et de musique. Les autocars font davantage penser à des roulottes de forains qu'aux luxueux pullmans glissant sur les autoroutes d'Europe et d'Amérique.
Ce sont des espèces de camions avec des ridelles en bois surmontées d'un toit reposant sur des piliers, de sorte qu'une brise agréable nous rafraîchit pendant le trajet.
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Les autocars sont bariolés de dessins aux couleurs vives. La cabine du chauffeur et les ridelles sont peinturlurées de crocodiles découvrant des dents acérées, de serpents dressés prêts à l'attaque, de volées de paons caracolant dans les arbres, d'antilopes poursuivies dans la savane par des lions féroces. Partout des oiseaux à profusion, des guirlandes, des bouquets de fleurs. Le kitsch à l'état pur, mais un kitsch débordant d'imagination et de vie.
Mais ce qui frappe surtout, ce sont les inscriptions. Elles défilent, ornées de festons, immenses, visibles de loin, car elles ont pour but de solliciter ou d'avertir. Elles concernent Dieu, les hommes, les devoirs et les interdictions.
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Il suffit d'arriver sur la place où sont regroupés des dizaines d'autocars pour être assailli par une troupe d'enfants criards :
- Où allez-vous? A Koumassi, à Takoradi, à Tamale?
- A Koumassi.
Ceux qui sont à la recherche de voyageurs pour Koumassi nous prennent par la main et, sautant de joie, nous accompagnent vers le car correspondant. Ils ont tout contents parce que le chauffeur va les récompenser d'une banane ou d'une orange pour lui avoir trouvé des clients.
Nous entrons dans l'autocar et nous nous installons. Deux cultures vont alors se confronter, se heurter, voire entrer en conflit. C'est le cas lorsque le voyageur est un touriste ne connaissant pas l'Afrique. Il regarde de tous les côtés, s'impatiente, demande : "Quand part l'autocar? - Comment-ça, quand? lui répondra le chauffeur étonné. Quand il y aura assez de gens pour le remplir."
L'Européen et l'Africain ont une conception du temps différente, ils le perçoivent autrement, ont un rapport particulier avec lui.
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C'est pourquoi l'Africain qui prend place dans l'autocar ne pose aucune question sur l'heure du départ. Il entre, s'installe à une place libre et sombre aussitôt dans l'état où il passe la majeure partie de son existence : la torpeur.
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Au bout de deux heures d'attente, l'autocar bondé quitte la gare. Secoués par les cahots, les passagers reviennent à la vie. L'un tend la main vers un biscuit, l'autre pèle une banane. Les gens regardent autour d'eux, essuient leur visage en sueur, plient soigneusement leur mouchoir trempé. Le chauffeur ne cesse de parler, tenant d'une main le volant, gesticulant de l'autre.
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De temps en temps notre autocar s'arrête sur le bas-côté : un passager veut descendre. Si c'est une jeune femme qui sort avec un ou deux enfants (il est rare de voir une femme sans enfant), le tableau sera alors plein de finesse et de grâce : tout d'abord la femme va attacher son enfant sur son dos à l'aide d'un foulard en percale (le bébé continue de dormir, il ne réagit pas). Puis elle va s'accroupir et poser son inséparable bassine ou cuvette pleine de nourriture ou de marchandises sur sa tête. Elle va ensuite se redresser et exécuter le mouvement de l'équilibriste faisant le premier pas sur la corde au-dessus du précipice : en se balançant, elle reprend son équilibre. Puis de la main gauche elle va s'emparer de la natte de paille, de la droite elle attrape la menotte de son deuxième enfant. Et d'un pas régulier et harmonieux, tous trois vont s'engouffrer dans un univers que je ne connais pas et peut-être que je ne comprendrai jamais.
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Je suis allé à Koumassi sans but précis. En général, on considère qu'avoir un objectif, c'est positif car cela motive. D'un autre côté, quand on a un but, on a des oeillères : on a en vue son objectif et rien d'autre. Or ce qu'il y a autour, dans un horizon plus large, un champ plus profond est souvent bien plus intéressant et important. Aborder un univers, c'est pénétrer un mystère pouvant receler une infinité de labyrinthes, de recoins, d'énigmes et d'inconnues!
Baignant dans la verdure et les fleurs, Koumassi s'étend sur de douces collines. Cette ville ressemble à un immense jardin botanique où les hommes auraient le droit de s'établir. Tout y paraît favorable : le climat, la végétation, les êtres humains. Les levers du jour sont d'une beauté éblouissante même s'ils ne durent que quelques minutes. Il fait nuit, et soudain des ténèbres émerge le soleil. Emerge? Ce verbe évoque une certaine lenteur, un processus. En fait le soleil est éjecté en l'air comme un ballon! Tout d'un coup on aperçoit une boule de feu si proche qu'on prend peur. En outre, cette boule glisse dans notre direction, de plus en plus près.
La vue du soleil agit comme un coup de feu donnant le signal de départ : aussitôt la ville se met en mouvement! (...) D'emblée les rues sont bondées, les magasins ouverts, les feux allumés, les cuisines fumantes.
Ebène, Aventures africaines - Ryszard Kapuscinski
Pocket n° 11351