Jean-Pierre Ferrini, Le Pays de Pavese

Publié le 21 novembre 2009 par Angèle Paoli
Jean-Pierre Ferrini, Le Pays de Pavese,
Gallimard, Collection L’un et l’autre
dirigée par J.-B. Pontalis, 2009.



Image, G.AdC


« J’AI CHERCHÉ L’AUTRE ET J’AI TROUVÉ MOI-MÊME » (Cesare Pavese)


     « La meilleure façon de découvrir son propre pays est de fréquenter des terres exotiques ».

     Attribuée à Cesare Pavese, cette affirmation prend sa véritable dimension au fur et à mesure que se précise la relation que Jean-Pierre Ferrini, auteur du Pays de Pavese, entretient avec l'œuvre du grand écrivain italien. Avec sa vie.
     C'est que Jean-Pierre Ferrini, investi de la double tension qui l'habite, celle qui le pousse à retourner dans le pays de ses origines et celle qui le conduit sur les pas de Pavese, découvre peu à peu, au contact de ces deux réalités différentes, que son pays de Luino se dérobe et que son vrai pays est bien celui de Pavese. « Les terres exotiques » de Ferrini, c'est dans l'œuvre de Pavese qu'elles se trouvent. Et le pays de Pavese, c'est dans le mythe qu'il réside. Non pas un « mythe identifiable », mais « le mythe que chacun porte en lui, dans son flanc. » Pour Pavese, le mythe repose sur le souvenir, la « seconde fois du souvenir ». « Foyer d'images obsessionnelles », la mythologie personnelle de Pavese repose sur un passé immémorial qui puise ses racines dans l'enfance.

     À mi-chemin entre autobiographie et essai, ni tout à fait l'un ni tout à fait l'autre, Le Pays de Pavese est une œuvre-miroir de l'âme de Ferrini, faite d'entrelacements de paysages et de réflexions dont le lecteur hésite par moments à savoir à qui les attribuer. À Ferrini ou à Pavese ?
     Au commencement, il y a les lieux de l'enfance du père, ceux qui ont marqué durablement sa mémoire. Jean-Pierre Ferrini tente de s'en approcher et de s'en approprier les événements marquants. C'est en Italie du nord, du côté de Luino, au bord du lac Majeur. C'est du côté de l'histoire, « durant l'hiver 1944, au moment de la République italienne de Salò, à quelques lacs de distance. » Il y a aussi la rencontre réelle, plusieurs fois réitérée à l'occasion de séjours à Luino. Avec les noms égrenés quotidiennement par le haut-parleur de l'embarcadère. Maccagno, Cannobio, Cannero, Porto Valtravaglia, Laveno, Intra, Baveno, Isola Bella... Mais les noms de pays ne sont porteurs d'aucun souvenir qui soit propre au narrateur, d'aucune existence précise, d'aucune véritable épaisseur. Le lieu des origines échappe et c'est ailleurs qu'il faut le chercher, ailleurs que dans les généalogies ou chez les habitants d'aujourd'hui. Dans le même temps, c'est ailleurs que dans les biographies qu'il faut chercher le pays de Pavese. C'est au cœur de l'œuvre de Pavese, au milieu des collines qui en dessinent les paysages fondateurs, parmi les noms des personnages qui habitent les Langhe que le narrateur du Pays de Pavese trouve un écho profond à sa propre histoire et à son projet d'écriture. Ferrini connaît tous les textes de Pavese. Mais jamais il ne se lasse de les revisiter. Avec précision et émotion. Le Métier de vivre, Dialogues avec Leucò, Travailler fatigue. Et bien sûr, les grands récits mythiques. Par chez toi, Vacance d'août, Avant que le coq chante, La Lune et les feux... Jusqu'à s'en approprier les moindres résonances. Car si Ferrini est à Luino, ce n'est plus pour retrouver son passé; c'est parce qu'il écrit un livre sur Cesare Pavese.

     Pour écrire un livre sur Pavese, pour ne pas céder à la facilité factice de la biographie, il faut quitter là sa propre histoire afin d'aller au devant d'une histoire bien antérieure qui a à voir avec le mythe. Il faut aller au-delà des contrées de Luino et même de Santo Stefano Belbo, lieu de naissance de Pavese où se trouve le « centre d'études pavésiennes ». Il faut aller au-delà encore, jusque dans cette Amérique dont Pavese s'est approprié les grands romanciers. L'Amérique où l'écrivain ne s'est jamais rendu et qu'il décrit, pourtant, dans La Lune et les feux. Il faut, comme le « narrateur orphelin » qui revient du bout du monde, tenir son pays à distance pour pouvoir en parler et pour pouvoir le vivre de l'intérieur. C'est du côté de l'infans que ce pays se trouve, du côté des « images primordiales qui ont sédimenté notre mémoire, déterminant ensuite toutes les autres images ». Entrer dans le pays de Pavese, dans son œuvre, c'est aussi plonger « à pleines mains dans la langue de Virgile et de Dante ». Car l'œuvre géorgique de Pavese trouve sa mythologie dans la réalité, et dans le classique, le rustique. Semblable à Dante qui se laisse guider aux Enfers par Virgile, semblable au narrateur de La Lune et les feux qui se laisse guider par Nuto ― le compagnon d'enfance et la mémoire du pays ―, le narrateur du Pays de Pavese se laisse guider par Pavese lui-même.
     De sorte que la lecture du Pays de Pavese est une constante relecture de l'œuvre pavésienne. L'une et l'autre ― lecture et relecture ― s'accompagnent, se relaient, se distancient, se dédoublent, se retrouvent. Dans un constant chassé-croisé d'interrogations, d'analyses, d'interprétations, démultipliées. Y compris dans la descente jusqu'au cœur des mots, au cœur même de la langue et de ses résonances. Pavese/Paese ; Langhe/Lingua ; Macchia/Macula ; Via /Vita... À chaque mot son histoire, ses visages, ses paysages, ses vibrations. Au-delà, rendus aux récits de Pavese, les mots-images en dessinent tout le mystère. Ils jalonnent, avec une cadence et « une monotonie singulière », le « chemin de l'âme » qui mène à Pavese. À son pays. Un pays ouvert sur toutes ses mélancolies.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



CESARE PAVESE



Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) 9 septembre 1908/Naissance de Cesare Pavese ;
- (sur Terres de femmes) Cesare Pavese dans la collection Quarto (note de lecture) ;
- (sur Terres de femmes) Cesare Pavese/Lavorare stanca (+ courte notice bio-bibliographique) ;
- (sur Terres de femmes) Cesare Pavese/Semplicità ;
- (sur Terres de femmes) Cesare Pavese/Tu as un sang, une haleine.



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