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A l'ombre d'un arbre en Afrique

Publié le 22 novembre 2009 par Araucaria
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Manguier - Photo trouvée sur le net.
C'est la fin du voyage (...) Sur le chemin du retour, je fais encore une halte à l'ombre d'un arbre. Il pousse dans un village qui s'appelle Adofo, non loin du Nil Bleu, dans la province éthiopienne de Wollega. C'est un énorme manguier au feuillage épais et éternellement vert. Quand on voyage sur les plateaux de l'Afrique, sur les immenses étendues du Sahel ou de la savane, on est frappé par une image récurrente : sur les terres immenses, sablonneuses, brûlées par le soleil, sur les plaines recouvertes d'une herbe jaunie et parsemées de rares arbustes épineux et secs, surgit régulièrement un arbre branchu, solitaire, isolé. Sa frondaison est luxuriante et fraîche, tellement épaisse que de loin elle crée une tache visible, nette, intense. Bien qu'il n'y ait pas le moindre souffle de vent, ses feuilles s'agitent et scintillent. D'où peut venir cet arbre dans ce paysage mort, lunaire? Pourquoi se trouve-t-il justement à cet endroit? Pourquoi est-il seul? D'où puisse-t-il sa sève? Il faut parfois parcourir des kilomètres et des kilomètres avant de tomber sur son frère jumeau.
Peut-être que jadis poussait ici une forêt, mais qu'elle a été abattue puis brûlée. Seul un manguier aurait été préservé. Consciente de sa valeur, la population des environs a tout fait pour le conserver. Autour de ces arbres solitaires se trouve en effet un village. En apercevant au loin un grand manguier, on peut hardiment se diriger dans sa direction, en sachant qu'au bout du chemin il y aura des hommes, un filet d'eau et peut-être même quelque chose à manger. (...)
Si dans le village il y a un instituteur, l'arbre tient lieu d'école. Le matin, il entraîne sous ses ramures les enfants du village tout entier. Il n'y a ni classes ni limite d'âge. Qui veut venir vient. Le maître ou la maîtresse accroche au tronc un alphabet imprimé sur une feuille de papier. Il montre les lettres avec une baguette, et les enfants regardent et répètent. Ils doivent apprendre par coeur, car ils n'ont ni crayon ni papier.
Quand arrive midi et que le ciel blanchit, tous ceux qui le peuvent se réfugient sous l'arbre : les enfants, les adultes et même, si le village en possède, le bétail (...) La chaleur de midi est plus supportable sous un arbre que dans une case. (...)
C'est l'après-midi que les choses sérieuses se passent : les adultes se retrouvent sous l'arbre pour tenir conseil. Le manguier est le seul endroit où ils peuvent se réunir et discuter. (...) Les gens se rendent à cette réunion avec ponctualité et de bon gré. (...) Toutes les décisions sont prises de concert. C'est en commun que l'on tranche les disputes et les conflits, que l'on décide qui recevra telle terre à cultiver. La tradition veut que toute décision soit prise à l'unanimité. Si quelqu'un n'est pas d'accord, la majorité essaie de le convaincre jusqu'à ce qu'il change d'opinion. Cela dure parfois indéfiniment, car ce qui caractérise ces discussions, ce sont les interminables palabres. (...)
Quand la journée tire à sa fin et que l'obscurité tombe, l'assemblée interrompt sa réunion et rentre à la maison. (...)
C'est maintenant au tour des femmes, des personnes âgées et des enfants, curieux de tout, de se rassembler sous l'arbre. S'ils ont du bois, ils allument un feu. S'ils ont de l'eau et de la menthe, ils infusent une tisane épaisse et corsée. Commence alors l'heure la plus agréable, l'heure que je préfère, celle où on raconte les évènements de la journée, les histoires où se mêlent la réalité et la fiction, des éléments drôles et d'autres effroyables. Qu'était donc cette forme sombre et furieuse qui, ce matin, a fait un boucan infernal dans les buissons? Un oiseau bizarre s'est envolé dans les airs et a disparu! Les enfants ont chassé une taupe dans son trou, ont fouillé ses galeries, mais la taupe n'y était plus. Où s'est-elle fourrée? Au fil des récits, les gens se rappellent que jadis, il y a de cela bien longtemps, les vieux racontaient qu'un oiseau étrange était passé et avait disparu. Quelqu'un se souvient que son arrière-grand-père lui a dit que depuis longtemps une forme sombre faisait du bruit dans les buissons. Cela fait longtemps? Oh, oui, cela remonte à la nuit des temps. Car la frontière de la mémoire est celle de l'histoire. Auparavant il n'y avait rien. L'auparavant n'existe pas. L'histoire est ce qu'on se rappelle.
Ryszard Kapuscinski - Ebène, Aventures africaines
Pocket n° 11351
Voilà, j'en ai terminé avec la présentation de ce livre. J'ai été heureuse de le refeuilleter (je l'avais lu il y a plusieurs années) et de vous le faire découvrir. J'espère vous avoir donné l'envie de le lire dans son entier... Pour moi, ce fut une révélation, un coup de foudre. J'ai adoré ce voyage au travers du continent africain, j'ai beaucoup appris en découvrant les aventures de Ryszard Kapuscinki, homme simple et passionnant qu'il m'aurait plu de rencontrer.

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