S’aventurer dans une introspection n’avait rien pour me séduire mais force était d’admettre que le degré de ma lâcheté avait largement dépassé la paresse qui me servait de refuge. Je faisais partie de ces gens rares qui passent les deux tiers de leur vie au lit. Bon, j’avais tout de même découvert qu’on peut y vivre aisément en y accomplissant quantités d’actes fondamentaux, peut-être même fondateurs : dormir bien sûr mais aussi lire, écrire, manger, baiser, réfléchir et même communiquer. C’est ainsi que petit à petit j’avais résolu pas mal de contraintes comme faire les courses ou prendre des nouvelles de la famille.
J’avais poussé le vice jusqu’à installer sur ma table de chevet-bureau, une machine à café. J’en buvais des litres en croquant du chocolat noir et bientôt je ne me nourris que de cela.
J’essayais, à défaut de replonger dans le rêve qui m’obsédait, de m’en remémorer un maximum de détails, au risque de les inventer. Mais je suivais un raisonnement simpliste en me convainquant qu’ayant créée de toutes pièces ce cauchemar, il m’était légitime d’aller chercher plus loin. Puisque j’avais cédé à cette manie d’écrire, que mon principal sujet n’était autre que moi-même, ma propre matière, je ne risquais de porter préjudice à personne d’autre que moi et c’était déjà ça !
J’en avais bien fini avec les arguments médiocres me renvoyant à un narcissisme ostentatoire. Je ne cherchais aucunement à me mettre en avant ou lancer des appâts aussi voyants que fats ; non, je répondais simplement, enfin c’est ce que je pensais, à la question que tout être humain se doit non seulement de poser mais encore tenter de répondre : se connaître soi-même. C’est là, selon mes hypothèses, qu’on avait une chance de trouver une quelconque forme de bonheur et j’étais persuadée que si chacun s’y employait, bien des problèmes humains seraient résolus. Pourquoi s’entêter à vouloir faire le bonheur des autres dans une abnégation factice, qui elle serait louable ? Ce raisonnement fallacieux, je le trouvais morbide, la vie n’était pas là….
Le visage à peine entrevu dans cette nuit de grande lune me semblait familier. So what ? Je me « souvins » que ce Raoul avait fait les cent pas pendant que nous creusions. Il s’était arrêté à ma hauteur, sans interrompre ma tâche. Sa posture me rappelait les professeurs arpentant la classe ; ils s’arrêtaient immanquablement derrière moi et lisaient par-dessus mon épaule, ce que je détestais plus que tout. Là, c’était différent : l’homme était posté de l’autre côté du trou, face à moi. « creusezsophielucide » avait-il prononcé d’une voix traînante qui ne fit aucune pause, comme s’il m’offrait là un indice ou me lançait sur une fausse piste.
J’avais passé des heures à dépecer ses mots, par syllabes d’abord dont j’avais fait un puzzle, puis par lettres dont je composais des textes anonymes qui jonchaient le lit. Cela donnait des phrases énigmatiques, les combinaisons paraissaient infinies. Adjectifs, verbes et substantifs se partageaient ma page qui se noircit si vite que j’en eus le vertige : circulez, priez, déposez, coulez, croulez, clouez, échouez, direz, puez, pliez, écriez, lirez…../ douée, creuse, soule, douce, rusée, policée, éculée, louche, dépliée, crue, prude…./ lord, poule, école, dieu, délice, suicide, curée, pôle, cire, cure, cuir, houle, roche, ciel, deuil, duel, pluie, pouliche….
Ces combinaisons finirent par avoir raison de mon obstination et je me vis m’assoupir avec la certitude que Raoul m’attendait de l’autre côté du miroir. A peine distingué-je sa voix étouffée me souffler lors du curieux passage : « All is vanity ».