J’explique à Xavier que moi non plus personne ne m’aime, mais que j’en fais pas tout un plat. Entre deux vomissements, il marmonne quelque chose que je ne saisis pas bien, mais je serais prêt à parier que c’est une insulte.
Xavier a toujours dit qu’il était trop intelligent pour se suicider, et je crois bien qu’aujourd’hui il a revu sa position. J’aimerais que Vincent soit là, parce que je suis vraiment nul pour m’occuper des gens qui vont pas bien.
-J’avais mal à la tête et j’ai pris trop d’aspirine, bafouille Xavier, avant de se remettre à vomir.
Je maintiens la porte fermée en observant mon ami de loin, et ma seule frayeur est que ma mère décide de rentrer en cet instant. Je compose le numéro de Vincent sur mon téléphone et tombe une fois de plus sur son répondeur. Je crois qu’il vaut mieux pour lui qu’on ne le retrouve jamais, parce que sinon je vais le tuer.
Une bourrasque de vent fait s’ouvrir la fenêtre qui était mal fermée, s’engouffre dans les toilettes, et me fait frissonner à m’en décrocher les membres. Xavier finit par se relever et m’annonce qu’il a besoin de prendre l’air. Nous sortons dans le jardin, et mon ami me reproche violemment de toujours tirer les mauvaises conclusions. Je lui donne un chewing-gum, et il me demande pourquoi j’en ai toujours sur moi ces temps-ci.
-C’est depuis que j’ai arrêté de fumer, dis-je.
-Me prends pas pour un con, t’as jamais arrêté de fumer.
Le bruit des rares voitures qui passent à toute allure dans le quartier ne parvient pas à meubler notre conversation. J’aimerais dire à Xavier que tout ira bien, mais en réalité je n’en sais absolument rien. Et puis il faudrait déjà qu’il avoue avoir tenté de se tuer.
-Et la petite à laquelle tu t’intéresses, là? je demande.
-Martine, répond-il avec un sourire.
-Ouais, l’autre Martine.
Il fait un geste vague, et crache son chewing-gum pour s’allumer une cigarette. Il m’en propose une, que j’accepte. Nous fumons en silence, la tête remplie d’images de femmes qui nous en font voir de toutes les couleurs. Xavier est terrorisé à l’idée de faire le premier pas, et moi je fatigue tout le monde.
Les bourrasques d’automne nous glacent les os, et je me demande réellement où est passé Vincent, même si je ne me fais pas vraiment de souci pour lui. En tout cas pas autant que pour le suicidaire qui m’accompagne, et sur lequel je n’ai aucune prise.
-Je suis pas suicidaire, râle Xavier. Et tu penses tout haut.
-Sérieux?
-Mais non, abruti, c’est juste que je te connais par cœur.
Le vent souffle comme une furie. Putain, je savais d’avance qu’on ne trouverait pas Vincent. L’hiver arrive à fond la caisse pour nous geler les couilles, et je refuse qu’il nous cloue dans le jardin de ma mère alors qu’elle fait cuire un gâteau pour nous à l’intérieur. A vrai dire on ne retrouvera pas Vincent tant qu’il ne le voudra pas, alors autant faire une petite pause et manger un putain de fondant au chocolat.
Xavier se fout des gâteaux. Il préfère clamer qu'il est coriace et se prendre des murs comme on le fait tout le temps. J'ai toujours peur qu'il me claque dans les doigts, et j'aimerais vraiment qu'il se repose parce que je serais déçu s'il ne mourrait pas de ma main.
-Je m’appelle Pierre A. et je pratique l'autofellation depuis l’âge de quatorze ans.
L’assistance salue Pierre, et l’écoute avec attention raconter comment s'autosucer permet de vraiment découvrir son corps, et octroie une indépendance sexuelle. Xavier fixe ses pieds en serrant la mâchoire. C’est à cause de choses comme celle-là que mes amis me détestent.
Il me demande en aparté comment une si petite ville peut abriter autant de tarés, et je lui réponds qu’il y a peu d’occupations par ici.
La salle polyvalente dans laquelle nous nous trouvons sent encore la sueur du cours de ping pong qui a eu lieu avant la réunion. Pierre A. explique que les femmes ne savent pas vraiment pratiquer la fellation. La réunion des dépressifs c’est le jeudi, mais je pense qu’on sera déjà repartis.
Xavier me fusille du regard à m’en faire rougir jusqu’aux oreilles. Je reluque la sortie de secours, tentant de mettre au point un plan d’évasion, tandis que mon ami continue de pointer sur moi ses yeux accusateurs. Je lui chuchote qu’on fait avec ce qu’on a, et que tout ça partait d’une bonne intention.
Il hausse les épaules et croise les bras, en prenant un air supérieur. Xavier pense certainement qu’il vaut mieux qu’un type qui se taille des pipes, mais c’est parce qu’il est souvent persuadé d’avoir raison. Je sens que je vais entendre parler de cette histoire pendant longtemps.
-Parce que c’est dur que personne ne vous aime, conclut Pierre A. sous les applaudissements.
Le chef de la séance se tourne vers nous et nous demande si on veut partager notre expérience. Je jette un regard vers Xavier, car après tout c’est lui qui a besoin de se confier. Ce dernier secoue la tête avec insistance et rougit à son tour. Je l’incite à se lever, et nos congénères l’encouragent à leur tour.
-Ton monde me rend taré parfois, me confie-t-il.
Devant les acclamations de l’assistance, il finit par se dresser sur ses jambes, et je sais en cet instant que je n’aurai pas besoin de revenir jeudi.
-Je m’appelle Xavier B. et je crois que d’aussi loin que je me souvienne je me suis toujours autosucé, dit-il d’une voix mal assurée.
Nos compagnons d’infortune le saluent, et il me chuchote qu’il manque d’inspiration. Je lui réponds que c’est dans ces cas-là qu’on fait les meilleurs discours.
-Je… Notre ami a raison, continue-t-il. C’est vraiment dur que personne ne vous aime. Vraiment. Mais ça sert à rien d'essayer d'aller mieux. On a beau se chercher des excuses, se répéter qu’on est la personne la plus qualifiée pour s’occuper de soi, au fond c’est des conneries. C’est vrai que les femmes n'ont pas la moindre idée de ce dont on a vraiment besoin, mais faut pas oublier qu'on a aussi de sacrés goûts de chiottes. Au final les mecs, je suis désolé pour vous, parce que c’est complètement con de se suffire à soi-même. Et croyez-moi je suis pire que vous à ce jeu là. Merci de votre attention.
Un silence de mort parcourt les tailleurs de pipes, et je commence à applaudir avant de m’en rendre compte. Xavier attrape sa veste, et sort de la salle à grands pas. Je m’élance à sa poursuite, et le rattrape sur le parking de la salle polyvalente. Il me demande de monter en voiture et de ne pas ouvrir ma gueule pour tout l’or du monde. Il nous conduit en trombe chez ma mère, sans décrocher un mot.
-Tu veux pas me laisser t’aider mec, dis-je en me risquant à parler.
-Je sais que ça part d’une bonne intention, soupire-t-il, mais c’est juste que tu devrais laisser courir les choses plus souvent. Tout le monde est pas comme toi, il y a des gens qui ont besoin de réfléchir, mec.
Ma mère nous accueille chez elle avec du café, que Xavier décline avant de monter s’enfermer dans ma chambre. J’attrape une tasse et m’assois dans le canapé en me traitant intérieurement de tous les noms.
-Comment s’est passé la réunion? me demande ma mère. Il va mieux?
J’enfile les vieux chaussons que je trimbale depuis l’adolescence et allume la télévision, en répondant que je me suis trompé de réunion. Ma mère explose de rire et lâche que ça me ressemble beaucoup. A la télévision passent des images du métro parisien couvert de graffitis «pas peur de vous», et de CRS débordés par la foule dans plusieurs grosses stations. Ma mère me conseille de retarder un peu mon retour.
-J’ai ma vie là-bas maintenant, maman.
-Tiens, répond-elle, j’ai réparé ton vieux manteau d’hiver.
Elle me fait essayer le vieux sac de toile matelassée qui m’a protégé de nombreuses tempêtes, en précisant qu’elle a rajouté une doublure et une capuche avec de la moumoutte. En passant le vêtement, j’ai l’impression de doubler de volume. Je tente de ramener mes bras le long de mon corps, et réalise que c’est chose impossible. J’ai envie de préciser à ma mère que Paris n’est pas en zone montagneuse, mais je me contente de la remercier.
-Avec ça tu pourrais même survivre à une guerre nucléaire, plaisante-t-elle.
-S’il pouvait être à l’épreuve des balles, ce serait déjà pas mal.
-Arrête, c’est vraiment pas drôle.
Pour être heureux il suffit de pas grand-chose. Je devrais peut-être juste boire un peu moins de café et arrêter d’écouter France Info en espérant des jours meilleurs.
Le sable mouillé défonce mes chaussures, et le bruit des vagues tonitruantes me secoue comme un marteau-piqueur. Les ferrys au loin rallient une Angleterre qui est bien trop loin pour être aperçue. Au fond la mer nous invite à rejoindre les îles au loin, c’est juste qu’elle parle trop fort pour qu’on la comprenne.
Xavier est resté dans la voiture, et téléphone à sa Martine. Dans quelques heures il va me demander de rentrer à Paris.
Mon manteau d’hiver est à l’épreuve du vent, et de l’eau, et du sable. Il me protège de la mer qui est déchainée aujourd’hui, et de l’hiver qui veut notre peau chaque année un peu plus. Je compose le numéro de Vincent sur mon téléphone, et me rends compte que le réseau n’arrive pas jusqu’ici.
J’enlève le manteau. J’enlève mes chaussures et mon pantalon, et me confronte au vent. Je me délaisse de mon pull, et vérifie que Xavier ne me regarde pas, parce que je sais très bien qu’il m’accuserait de jouer une fois de plus les exhibitionnistes.
Je marche jusqu’à l’eau et trempe mes pieds dedans. Les vagues viennent chatouiller mes mollets, et je mouille légèrement ma nuque pour m’habituer au froid. Un ferry fait sonner au loin sa corne de brume.
J’avance dans l’eau jusqu’à perdre pied, et le froid perce mon corps de ses milliers d’aiguilles. Tu sais pas vraiment ce que tu fais, mais tu le fais. Tu laisses courir les choses. Ou peut-être que tu penses trouver Vincent à Portsmouth.
J’entends Xavier hurler quelque chose loin derrière moi, mais le vent couvre ses paroles. Claquant des dents, je me mets à nager en direction de l’Angleterre, et l’espace d’un instant il ne me paraît pas impossible de l’atteindre.
Chaque vague me ramène en arrière, et je dois lutter de toutes mes forces pour avancer malgré tout. Je revois mon objectif à la baisse, et espère pouvoir simplement me faire tracter par un ferry. L’eau glaciale s’infiltre par chaque pore de ma peau et m’empêche de réfléchir clairement. Après quelques dizaines de mètres contre le courant, épuisé, je me mets à faire la planche.
C’est alors que je remarque Xavier qui fonce dans l’eau tout habillé, se lançant à ma poursuite. J’aimerais que les quelques minutes qu’il me reste à vivre ne soient pas perturbées par un défenseur acharné de la terre ferme.
Le froid a maintenant engourdi tous mes membres, et je peine à les remuer. Xavier perd pied à son tour, et son problème à lui c’est qu’il sait à peine nager.
Et encore une fois, l’idée qu’il meure sans que je l’aie voulu m’est insupportable. Je m’élance à sa rencontre, et le courant est cette fois de mon côté. Aidé par les vagues, je mets quelques secondes à parcourir le chemin en sens inverse, tandis que mon ami sombre dans les profondeurs de l’océan.
Je l’attrape par les aisselles et le traîne en direction du rivage, les jambes tiraillées par la douleur. Arrivés à la terre ferme, à bout de forces, nous nous étendons sur le sable, les pieds chatouillés par les vagues.
-Tu as encore essayé de te suicider, dis-je en grelottant.
Il sourit de ses lèvres bleuies, et me flanque un coup de poing dans l’épaule, mais heureusement le froid anesthésie la douleur.
Note: Vérifier si les ferrys ont des cornes de brume.
Prochainement: Roger est de retour.