La vieille fermière, au moment de se mette au lit, s'avisa tout à coup d'aller jeter un coup d'oeil au fromage blanc qui s'égouttait dans la laiterie.
Ce fromage, la vieille femme le destinait au Roi, rien que cela, au Roi, maître de toute la contrée, à la bienveillance duquel elle devait sa ferme, louée et jamais payée, au Roi, gourmet fameux et grand mangeur.
Elle alluma, non pas une allumette, parce qu'à cette époque cette invention n'existait pas encore, mais une brindille de paille aux bûches qui se consumaient.
Quand la paille flamba, elle ouvrit sa lanterne, alluma la chandelle, referma la plaque de verre et s'apprêta à sortir.
Mais à peine la bonne femme fut-elle sur le seuil, qu'un coup de vent caché derrière la maison -ffutt- lui fit cette farce de souffler la lumière. La vieille avare grommela, mais pas longtemps, car elle vit qu'il faisait un admirable clair de lune, et elle songea qu'elle avait failli brûler sa chandelle mal à propos, ce qu'elle se reprocha, regrettant presque peut-être même au fond le brin de paille qu'elle avait inutilement employé.
Elle posa sa lanterne sur un coin de la table et clopin-clopant, cliqueti-cliquetot, à la cadence des sabots, se rendit à la baraque sordide décorée du beau nom du nom frais et joli de laiterie.
Cric-croc, la serrure cria. Croyez-vous que la vieille gâchait son huile à la graisser ? Elle entra.
Le fromage blanc s'étalait sur un lit de paille fraîche, ou mieux se tenait ferme et rond, appétissant, blanc comme la lune blanche au ciel sombre, et la vieille regretta- que voulez-vous, à son âge on a tant de choses à regretter !- que ce fromage ne fût point pour le marché prochain où, pour le moins, il eût été payé six sols, par une châtelaine, six sols à mettre au vieux bas de laine. Mais enfin il était promis, et promis à qui ? Au Roi, mes amis, en paiement d'un loyer de ferme d'au moins six écus.
Croc-croc, à double tour, la vieille femme referma la porte, retira soigneusement la clef et, clopant-clopin, cliquetot-cliqueti, à la cadence de ses sabots, regagna la chaumière sans voir, la bonne vieille, qu'elle avait enfermé le loup en la bergerie : un chat noir rôdeur et voleur et curieux et clair rayon de lune.
Le rayon de lune se posa doucement en rond sur la planche, comme une tache blanche à côté du fromage, et se mit à marcher, à glisser plutôt, lentement, lentement du côté de son voisin.
Le chat noir aussi s'avança lentement du côté du fromage, mais plus vite cependant que le rayon de lune, avec des pas menus, et l'on devinait sous la moustache rude une petite langue rose déjà en fête.
Ce fut l'affaire d'un instant. Et sur la planche il ne resta plus qu'une tache blanche, le rayon de lune, et une tache noire, le chat satisfait, couché en rond et faisant ronron. Le fromage était mangé.
Or le soleil n'était pas encore levé quand la vieille - à son âge on n'a plus de sommeil - alla secouer la petite fille en son lit. Car j'avais oublié de vous dire ce détail : la vieille fermière avait auprès d'elle, pur servante et souffre-douleur, une gentille petite fille, égarée sans doute dans les bois par de méchants bohémiens et qu'elle avait recueillie par intérêt en sa masure.
La fillette eut du mal à s'éveiller et, quand elle fut debout, la vieille lui cira :
"Prends tes cliques et tes claques, ton panier fait d'osier, mets-y le fromage blanc du Roi et porte-le au palais, bon pas, bon trot, qu'il n'attende pas trop."
La fillette se rendit à la laiterie ; croc-croc, avec beaucoup de peine elle ouvrit la serrure grinçante et dure, et tira la porte sur le sol de briques ; elle vit un beau rond blanc, voulut le prendre, et ne saisit rien, évidemment, puisque ce n'était que le rayon de lune.
Et le chat blotti derrière un vase de grès profita de la surprise, pour s'échapper sans hésitation et sans bruit.
La pauvre enfant courut vite à la masure en criant :
"Où est-il, où est-il ?"
La vieille répondit :
"Sotte que tu es, vois sur la planche.
- Mais non, sur la planche je n'aperçois rien.
- Mais si.
- Regarde.
Et la vieille en fureur se mit crier à son tour :
"Ah ! coquine, ah ! gourmande !"
Plic-plac et deux claques, sèches, dures, de sa main de bois, sonnèrent sur les joues de la pauvre innocente.
"Va-t-en, voleuse ! je ne veux te voir avant que tu ne me l'aies rapporté ; tu n'auras rien, tu ne rentreras pas à la maison avant que mon fromage, le fromage du Roi, ne soit revenu."
Pleurant, les yeux changés en torrents, la fillette se mit à courir tout droit devant soi, à la recherche du fromage, et pour échapper aussi aux coups de la vieille, criant à ses trousses, pestant après elle.
Et comme elle courait, elle vit à ses pieds, au moment où elle allait poser ses sabots devant elle, une jolie petite grenouille verte arrêtée sur un brin d'herbe.
L'enfant retin brusquement son élan pour ne pas blesser la rainette, et dans cet effort le pied lui manqua, elle tomba sur le gazon.
La rainette ne bougeait pas ; elle avait eu grand'peur, et on voyait battre vivement son coeur sous sa poitrine luisante de grenouille, et ses yeux tout ronds étaient effarés.
Cornaline - c'était le nom de la fillette - Cornaline, dis-je, prit la bestiole dans sa main et la gronda doucement.
"Ca n'est pas gentil, ma mie, de m'avoir fait tomber ; pourquoi, petite imprudente, te mettre sur ma route, sous mon sabot, au risque de te faire écraser, alors que d'un saut tu pouvais éviter ton mal et le mien ? Si je t'avais tuée, pourtant, sans le vouloir, c'eût été un grand dommage."
La grenouile ne répondit rien ; elle restait les yeux fixes, le cou haletant.
"Allons va, petite, et sois plus adroite une autre fois."
Et pour la renvoyer gentiment, la fillette embrassa la rainette et la posa sur son brin d'herbe.
Mais Cornaline ne put retenir un cri : devant elle une femme s'était dressée. Un manteau de velours tombait de ses épaules, de longs souliers émergeaient de sa robe couleur d'opale, des mitaines de soie verte enserraient ses bras nus, et deux grosses émeraudes scintillaient sur ses tempes.
"Je suis la fée Brikiki, enfant, dit-elle, je te dois ma délivrance, je la dois à ton bon coeur et à ton âme compatissante ; ton baiser a terminé l'enchantement qui, depuis deux mille ans, m'enchaînait à ce corps de grenouille par la puissance d'un enchanteur que j'eus la folie d'épouser ; aussi te suis-je dévouée et suis-je prête à accomplir tes voeux les plus exigeants.
- Hélas ! ma bonne marraine, reprit Cornaline, faites-moi retrouver le fromage blanc du Roi, sinon la fermière sera en peine pour acquitter sa promesse."
La fée sourit : l'enfant n'avait pas songé à demander pour elle ; elle la prit par la main et la conduisit au fruitier.
Du bout de sa baguette elle toucha la porte qui, sans croc et sans cric, s'ouvrit par enchantement ; elle toucha encore le lit de paille fraîche où s'arrondissait le rayon de lune, et le fromage s'y trouva par miracle, rond, blanc, appétissant.
Cornaline se confondait en remerciements...
"va, mon enfant, ton désir est satisfait, mais n'oublie point ceci : en portant ton fromage à la ville, n'accoste personne en chemin, ne t'arrête à aucune invitation, car si tu ne l'avais pas remis avant le coucher du soleil, il t'échapperait à nouveau et cette fois pour jamais. N'oublie pas non plus que si je te protège, toujours prête à combler tes voeux, je ne puis satisfaire plus de trois de tes demandes en un an ; c'est la loi qui nous régit toutes.
L'enfant remercia encore et, joyeuse, apporta le fromage à la vieille.
Elle, sans s'enquérir de la façon dont il s'était retrouvé, trop heureuse de la chose, mais grognon malgré tout, s'écria :
"Qu'attends-tu pour aller à la ville, paresseuse ? Il se fait déjà tard, le soleil monte vite à l'horizon."
Cornaline se souvint des paroles de la fée et, sans songer à mettre le fromage en son panier, s'échappa en le portant sur la main.
Cela alla bien quelque temps, mais, à tenir toujours la main ainsi tendue devant elle, le fromage lui sembla lourd.
"Si j'avais un panier seulement !" dit-elle, et avant qu'elle eût achevé, à ses bras un joli panier d'osier était accroché.
Au fond le fromage se prélassait d'aise.
Cornaline, souriante, continua sa route. Regardant sa misérable robe gris verdâtre, proprette et sans accroc, mais si passée de couleur et si courte, elle songeait :
"Je vais, devant le Roi, faire piteuse mine, si mal parée, auprès des belles dames qui doivent resplendir comme la bonne marraine qui m'a sauvée de mon malheur ; on va se moquer de moi, et qui sait même si on voudra me recevoir, si on ne me chassera pas, comme la fermière renvoie les pauvres gens qui mendient à la porte.
"Ah ! si j'avais une belle robe !..."
Cette robe elle l'avait déjà, et avec elle de beaux souliers de satin blanc, des bas de soie et des dentelles ; car la fée avait éxaucé son voeu avant qu'il fût formulé.
Cornaline sautait et riait, adorable et toute heureuse.
Or, sur le chemin elle rencontra un garçon de son âge.
Il lui parla avec tant de douceur, lui fit tant d'adroits et discrets compliments, lui offrit si adroitement de la conduire à la ville qu'elle ne connaissait peut-être guére, que l'enfant sans malice accepta ce guide inattendu et si complaisant.
Et lui l'emmena si bien par la mauvaise route que le jour se mit à baisser, et que les murailles de la ville n'apparaissait pas encore.
Cornaline se souvint trop tard de la recommandation de la fée, elle s'écria bien vite :
"Je voudrais être arrivée !"
Mais elle avait épuisé les trois voeux, et pour toute réponse elle n'entendit, dans le calme du soir qui tombait, que le rire narquois de son compagnon de hasard, qui lui disait :
"Mon épouse Brikiki a pu croire un moment qu'elle te récompenserait de l'avoir arrachée à ma domination, elle doit voir à présent combien elle s'est trompée. J'ai entravé ta route et te voilà à nouveau perdue et privée pour un an de son secours.
"Quant à elle, j'arriverai bien quelque jour à la duper à son tour, et cette fois, il ne se trouvera pas, je pense quelque fille assez sotte pour embrasser une grenouille et rompre l'enchantement."
Grinçant, grimaçant, hideux, l'enchanteur disparut.
Et clouée sur place, la pauvre petite Cornaline ne savait quelle route suivre à présent.
Le soleil commençait à s'enfoncer derrière les collines, et la lune émergeait au bord opposé de l'horizon.
Cornaline pensa qu'il fallait reprendre le chemin de la ferme ; elle revint donc sur ses pas et marcha très longtemps. Mais tout à coup, à son bras, le panier eut un frémissement ; la lune arrivait au faîte de la voûte céleste avait aperçu au fond de l'osier son rayon dérobé et, l'attirant brusquement, elle avait emporté le fromage de la fillette.
Et du même coup, tout le charme avait été rompu : la corbeille avait disparu, les souliers et aussi les dentelles, et la belle robe de soie... Cornaline était devenue pauvrette comme devant, les mains vides. Sa joie, comme la chandelle de Pierrot, était morte, du coup, au clair de lune.
Quand elle arriva au logis, la vieille mangeait sa soupe dans son écuelle grise. Entre deux bouchées, elle posa sa cuillère et tendit la main :
"Donne-moi les écus que le Roi t'a remis" dit-elle...
Il paraît que le souverain avait l'habitude de faire quelque menu cadeau en pareille circonstance.
Cornaline reprit :
"Mais le Roi ne m'a pas donné d'écus..."
Elle allait ajouter :
"... pour une bonne raison, c'est que je ne l'ai pas vu, parce que..."
Mais la vieille, furibonde, l'interrompit.
"Tu mens, il t'a remis trois écus tout au moins, pour un pareil cadeau, et tu les as volés comme tu m'avais dérobé le fromage ce matin, coquine, menteus, petite peste. Va-t-en, va-t-en ou je t'assomme, et ne reviens que si tu m'apportes les écus que le Roi t'a donné pour moi, en paiement de mon fromage blanc."
Cornaline repassa le seuil, désespérée, brisée de fatigue, l'estomac serré par la faim. Elle alla s'asseoir machinalement au fond du verger, sur un talus en pente douce, au bord d'une mare. Et là elle se mit à pleurer.
Puis, avisant une grenouille posée sur une feuille plate, elle se prit, oubliant ce que son coeur avait de peines, à songer à sa marraine, la fée Brikiki.
"Qui sait si ma désobéissance n'a point porté malheur à ma protectrice ? Qui sait si l'enchanteur méchant ne l'a point à nouveauc changée en une rainette, pareille à cette pauvre bestiole qui me regarde avec des yeux pleins de reproches..."
Elle tendit la main pour prendre la grenouille. Toc, elle avait déjà sauté, et dans la main serrée de Cornaline, il ne restait qu'une blanche fleur de nénuphar.
Alors Cornaline se mit à pleurer.
Et les larmes en coulant grosses, rondes et limpides, sur ses joues fraîche, tombaient une à une dans le calice de la fleur, comme en une coupe, et la fleur s'épanouissait ; son coeur d'or s'enflait doucement, si bien qu'au bout d'un instant, en sa main inquiète, Cornaline s'aperçut que la fleur s'animait. Une femme était devant elle, tout de blanc vêtue.
"Enfant, dit-elle je dois à ton bon coeur, à ton âme compatissante, d'être arrachée à l'enchantement auquel depuis mille ans le mauvais enchanteru m'avait enchaînée pour me punir de l'avoir crédulement épousé, alors qu'il avait fait périr ma soeur Brikiki, sa première femme.
"Il m'avait dit : "Tu vas devenir et rester une fleur qui croît et se développe dans la vase et la boue des mares, jusqu'au jour où viendra t'arroser non la pluie des orages, mais une rosée comme l'eau de l'Océan."
"Et de tes yeux bleus est tombée cette rosée qui a brisé le charme qui me tenait. Pour toi, enfant au coeur si doux, je veux selon ma puissance t'accorder ce que tu me demanderas."
Et Cornaline demanda :
"Je voudrais les pièces d'or dont maman fermière a besoin, que le Roi lui aurait offertes pour prix de son fromage."
La fée sourit :
"La vieille gueuse n'a droit à rien, bien au contraire, elle doit à tous, au Roi, et plus encore à toi ; mais cependant ton voeu sera exaucé."
Au coudrier voisin la fée prit trois feuilles sèches, feuilles d'automne, feuilles dorées par le soleil et par le froid, elle les posa dans la main de Cornaline et dit :
"Ce sont les trois écus du Roi, les écus d'or."
Et les feuilles se changèrent en pièces brillantes.
"Va les porter bien vite à la vieille, mais n'oublie pas, quoi qu'il arrive, que tu ne dois pas ouvrir ta main. Sinon elle disparaîtraient aussitôt. Et, selon le seul pouvoir qui me soit accordé, souviens-toi aussi que je puis exaucer en un an trois voeux que tu ferais, si étranges fussent-ils.
Cornaline la remercia, puis, la main bien serrée, elle reprit le chemin très court qui la séparait de la ferme.
Une voix l'appela. Elle se retourna : c'était un bambin plus petit qu'elle, certes, car elle allait, malgré son air chétif, avoir ses seize ans.
"Cornaline !... lui cria le bambin. N'est-ce pas à toi cette pièce d'or ? Je viens de l'entendre."
Cornaline remercia, prit la pièce, ouvrit la main pour la mettre avec les autres, et le gamin qui la regardais, la bouche close, les joues gonflées, souffla au même moment, si bien que les trois feuilles sèches s'envolèrent dans l'espace. Le gamin ricana et son rire était cruel. Cornaline reconnu le rire de l'enchanteur, mais il avait déjà disparu, évanoui.
"Mes pauvres écus, murmurait-elle, où sont-ils ? Si du moins j'avais encore les trois feuilles de coudrier."
Les feuilles à ce moment se trouvaient dans sa main.
"Les voici, les jolies feuilles, mais ce n'est pas tout, il faudrait que la bonne fée les changeât à nouveau."
Trois écus sonnèrent dans sa main. L'enfant avait gaspillé un de se voeux, car elle pouvait d'un coup demander les pièces d'or !
Elle serra nerveusement sa main, et cette fois, se prit à courir, décidée à ne rien voir, à ne rien écouter avant d'être près de la vieille, dont au loin elle apercevait, par la fenêtre, la silhouette cassée.
Une pierre se trouva sous son pied, elle la heurta, et patatras, roula sur le sol, la tête en avant, les bras tendus. Ses pauvres genoux nus s'écorchèrent aux graviers, son front se frappa au sol, mais, courageuse, elle se releva sans une plainte, la main crispée désespérement, car elle devinait la malice de son persécuteur. Souffrant, inquiète, presque morte de fatigue et de peine, elle reprit son chemin.
Sur le seuil de la porte, une chevrette blanche était couchée en travers. Pour se faire un passage, Cornaline la poussa doucement de la main ; la chevrette se redressa, eut un bêlement très doux et frotta son nez busqué à la jambe de la fillette. Celle-ci voulut lui rendre la caresse et, dans un geste, la pauvre main qui tenait les écus s'oublia un instant : elle s'ouvrit pour glisser gentimetn sur le dos rugueux de la bête, si bien que l'une des pièces roula sur le sol et que les deux autres disparurent en fumée en même temps.
La chèvre eut un bêlement comme un rire et, les cornes en avant, disparut par enchantement dans le sol.
Cornaline n'osa franchir le seuil. Que dirait-elle cette fois ? Qui sait si, dans sa colère, la vieille avare ne la tuerait pas ? En tout cas, puisqu'elle serait chassée impitoyablement, mieux valait partir sans affronter l'orage.
L'enfant partit à travers la campagne, demi-morte de faim, harassée de fatigue.
Au bout de cent pas elle s'évanouit.
... Quand elle se réveilla, elle était dans une chambre claire, dans un bon lit ; deux personnes, une vieille femme et un vieil homme, étaient assis auprès, causant à mi-voix.
Elle regarda de ses grands yeux bleus étonnés.
"La voilà qui s'éveille enfin, dit le bonhomme.
- Où suis-je ? murmura Cornaline.
Et la bonne femme lui raconta qu'ils l'avaient rencontrée au milieu du chemin, et que depuis un an elle dormait là, comme morte, malgré leurs soins.
"Oh ! merci", dit-elle.
Et frappée de ce mot : un an ! elle demanda :
"C'est bien depuis une année que je suis là ?
- Un an juste aujourd'hui" reprit le bonhomme.
Cornaline se rappela les paroles de ses marraines les fées ; un an, elle avait donc six voeux à formuler.
Alors elle demanda aux deux bonnes gens :
"N'avez-vous point quelque regret au fond du coeur quelque souhait en votre pensée ?"
La femme dit :
"Toute ma vie, j'ai rêvé d'une jolie chaumière avec une grande cour verte, un poulailler, une étable, une grange..."
L'homme continua :
"Toute mon existence, j'ai désiré avoir un fils de vingt ans laborieux comme sa mère ; il nous eût aidés à diriger notre petit bien, si mince fût-il."
La femme reprit :
"Oh ! ce fils, je l'ai tant attendu aussi ! nous aurions eu peut-être des petits-enfants pour égayer nos vieux jours : nous eûmes bien un enfant, un jour ; mais il fut volé par des bohémiens de passage, le jour où disparut aussi la fille nouvellement née de nos voisins."
Et les vieux s'enfoncèrent silencieux dans ces souvenirs tristes et toujours vivants, bien que lointains.
Ils ne voyaient pas qu'autour d'eux tout se transformait. Les murs de la maison étaient maintenant haut, larges et neufs, le petit enclos, agrandi, était semé de pommiers en fleurs, des bêtes y paissaient, des poules y picoraient les insectes et les brins d'herbe.
Sur le seuil un beau garçon de vingt ans attendait, prêt à s'avancer le regard joyeux.
Et derrière lui, deux vieillards l'escortaient, les yeux tendus vers Cornaline transfigurée...
Cinq de ses voeux étaient accomplis. Un sixième lui restait ; jalousement elle le gardait en elle.
Les deux vieillards reconnurent leur fils, virent leurs souhaits de fermiers réalisée, leurs voisins retrouvèrent aussi en Cornaline leur enfant volée ; alors le jeune homme vint plier un genou devant Cornaline et lui demanda si elle ne voulait point devenir sa femme. A peine entendit-on son "oui" étouffé par la joie, et la douce enfant songea.
"Ainsi mon voeu se réalise sans que je l'aie formulé, et il me reste un souhait, ô bonnes fées, que je garde précieusement pour la première peine que je rencontrerai, hélas ! trop vite, chez ceux que je croiserai sur ma route."