Je recycle mon travail...

Publié le 23 novembre 2009 par Cameron

Aucune note, en ce moment, alors, voilà, histoire de dire qu'il se passe quand même des choses, un exposé récent sur le cinéma qu'on m'avait demandé de préparer. Tous ceux qui viennent ici depuis un moment savent que je suis une admiratrice d'Alien, le début de ce texte ne les surprendra donc pas. Bonne lecture !

Les mythes au cinéma

En 1979 est apparue sur les écrans ce que beaucoup ont considéré comme la première création proprement cinématographique du 7ème art.

Extrait Alien et commentaire pour expliquer d’où vient le thème de l’exposé

1979, c’est très exactement 114 ans après la naissance du cinéma si l’on prend comme date de référence l’invention du cinématographe par les frère Lumières en 1895. Cela signifie-t-il qu’avant cette date, le cinéma était cette « liquidation générale » de l’art, cette négation de l’art, dont parlait Walter Benjamin (dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique) ? Qu’il était non seulement incapable de produire ses propres créations, mais condamné aussi à détruire toute notion d’art dans ses réalisations ?

I. Le cinéma, technique de reproduction ou art à part entière ?

I. 1. Petit (tout petit) historique de la naissance du cinéma

Une telle hypothèse n’est pas totalement dénuée de fondement lorsqu’on songe aux origines même du cinéma. Pour mémoire, il a d’abord été perçu comme la matérialisation visuelle du mouvement, le stade supérieur de la photographie, en quelque sorte. Je ne citerai comme exemple que le fameux Zoopraxiscope, créé en 1876 par Edward Muybridge, qui a permis de montrer au sens premier du terme le mouvement d’un cheval au galop. Ce n’était pas une caméra, pas encore. C’était un appareil qui permettait de mettre en relation des prises de vue photographiques exécutées sur un champ de course à intervalles réguliers. Accessoirement, cette expérience a permis de prouver qu’au galop, un cheval décolle les 4 sabots du sol en même temps. Mais elle révèle aussi une certaine conception originelle du cinéma, ou plutôt en l’occurrence du précinéma. Car ce que l’on entend dans cette histoire, c’est bien la notion de reproductibilité comme qualité essentielle, qualité par essence, du fait de filmer. Avant même que le cinéma ne soit un produit industriel, il est déjà le « copieur » de la réalité. Celui qui reproduit ce qu’il voit.

I. 2. Les théories du cinéma

Alors, le cinéma, technique de l’illustration ? Oui, sans doute, pour partie au moins. Et cette idée fondera une certaine théorie du cinéma, chez Hervé Bazin, par exemple, pour qui le cinéma est d’abord un « réalisme intégral », c’est-à-dire une « représentation totale et intégrale de la réalité, la restitution d’une illusion du monde extérieur avec le son, la couleur et le relief, la complète illusion de la vie, la recréation du monde à son image ». Il n’y aurait donc pas d’art dans le fait de poser une caméra et de capter 24 images secondes de ce qui se passe devant l’objectif, mais la volonté de reproduire la réalité au travers d’une image. Une conception directement contraire à la signification philosophique du mythe de la caverne de Platon, notons-le. Une conception qui d’ailleurs fait fi des techniques propres au cinéma, comme le montage, art par excellence de la fragmentation et que Godard dynamitera.

Et ceci nous amène à la question principale de notre propos : si le cinéma est reproduction, techniques de reproduction, que réussit-il à reproduire ? Ou plutôt, que détruit-il en créant la possibilité de reproduire ?

I.3. Qu’est-ce qu’une œuvre d’art : la déconstruction des mythes

Ils sont nombreux, les commentateurs à avoir considéré le cinéma comme l’ennemi par essence de toute forme d’art. Nous parlions de Walter Benjamin, dans notre introduction, et Walter Benjamin a précisément pensé la technique cinématographique comme esclave de sa propre nature industrielle. Pour simplifier son propos, je dirais que pour Walter Benjamin, la qualité d’une œuvre d’art est son aura, autrement dit son originalité au sens d’origine et d’unicité, son caractère de révélateur d’une présence sacrée antérieure en même temps que sa totale et définitive nouveauté à l’instant où elle est créée. Il est certain que le cinéma n’entre aucunement dans une telle définition. Par sa nature de technique d’abord, il détruit toute notion d’unique de l’œuvre d’art. Il est infiniment reproductible, appartenant au spectacle de masse, et opposé au sacré de l’œuvre d’art.

Mais Walter Benjamin va plus loin, et il n’est pas le seul. Produit et producteur, le cinéma a le pouvoir de séparer les choses au lieu de les rassembler. Techniquement, il décompose le mouvement pour le reconstituer et l’offrir au spectateur, à tous les spectateurs, rassemblés et séparés à la fois. Il est donc par nature, incapable de proposer ce qui fondait l’œuvre d’art aux yeux de Benjamin, c’est-à-dire l’espace de remémoration possible, de surgissement de l’antérieur sous une forme nouvelle. Le cinéma est le lieu de l’oubli. De la fascination sans mémoire ni sacré.

II. Les mythes, matériau original du cinéma, le cinéma, créateur de mythes

II. 1. Les adaptations littérales : l’illustration par l’image

C’est en ce sens qu’on peut considérer qu’il déconstruit les mythes. En tant que divertissement moderne pourtant, le cinéma a quasiment dès son origine été tenté de mettre en images mouvantes tout ce que les œuvres d’art avaient offert dans leur sacerdoce de beauté. Abel Gance avait une belle formule pour résumer ce désir : « Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma », disait-il. Pour lui, « toutes les légendes, toute la mythologie et tous les mythes, tous les fondateurs de religion et les religions elles-mêmes attendaient leur résurrection lumineuse, et les héros se bousculaient aux portes du cinéma pour y entrer ».

Parce que le cinéma est spectacle. Il a besoin d’une histoire à mettre en images et les facilités techniques qu’il propose ouvrent la possibilité de recréer « en vrai », si je puis dire, les mythes si souvent racontés. Nous retombons ici sur la caverne de Platon, et le spectacle que contemplent les hommes enchaînés, qui n’est pas la réalité mais semble l’être. Oui, le cinéma s’empare des mythes. D’abord littéralement. C’est dès 1923 que Cecil B(lount) DeMille adapte à l’écran les 10 commandements, dans une première version muette et en noir et blanc. Il récidivera en 1956 cette fois en technicolor, montrant à quel point chaque progrès de la technique est une occasion supplémentaire de redire l’essentiel, de répéter le mythe. Il ne crée pas, certes, mais il est bien dans l’accomplissement de l’une des fonctions du mythe, qui est d’être toujours le même sous des formes variées. Et en réalité, le cinéma a construit son histoire de divertissement à partir des mythes passés. Ce sont les contes de l’enfance qui prennent vie à l’écran, c’est le pot commun de l’histoire occidentale qui devient prétexte à film. Dès 1896, les frères Lumière mettent en scène Néron testant des poisons sur ses esclaves. Presque 93 ans plus tard (1969), voilà que Fellini plonge à son tour dans l’Antiquité pour en faire émerger le Satyricon de Pétrone. Et dans l’intervalle, les films que l’on regroupe sous l’appellation péjorative de péplums ont été produits par centaines.

Parlons-nous encore de spectacles populaires prenant prétexte d’une culture commune, d’un langage compréhensible par tous pour divertir ? Le mythe est-il passé à la moulinette dans ces entreprises ?

II. 2. La réécriture des mythes : répétition et variations

Oui, bien sûr. Parce que le cinéma est art moderne. Expression de la modernité. C’est particulièrement frappant pour tout ce qui concerne le domaine du fantastique en vérité. Prenons l’exemple de Frankenstein. L’ouvrage de Mary Shelley, publié en 1817, était sous-titré Le Prométhée moderne, et constituait déjà une réécriture du mythe du Golem. Un siècle plus tard, à peu près, sort le 1er film inspiré de son œuvre : Frankenstein réalisé par J. Searle Dawley en 1910. Une longue, très longue série va suivre (le dernier film du genre date de 2005). Le même rapport étroit s’installe entre le Dracula de Bram Stoker (1897) et ses multiples avatars cinématographiques, qui pour le coup ont presque à chaque génération réinventé le personnage originel en le nourrissant de situations et de conflits modernes. L’exemple auquel on songe immédiatement est le Nosferatu de Friedrich Murnau, sorti en 1922, véritable chef d’œuvre du cinéma expressionniste allemand, et inoubliable figure du monstre.

Sommes-nous encore dans le recyclage ? Dans cette reproduction que Walter Benjamin jugeait incompatible avec la notion même d’œuvre d’art ? Et bien, non. Nous entrons dans le cadre d’un nouveau medium, qui avec ses techniques propres produit une nouvelle manière de penser le mythe à l’aune de la modernité. La Belle et la bête, de Jean Cocteau (1946) reprend une histoire qui remonte quasiment à celle d’Apulée (dans Amour et psyché), même si elle ne s’est répandue en France qu’à partir du 18ème siècle. Cocteau en fait un hymne au rêve, à la difficulté d’établir une frontière précise entre rêve et réalité. C’est un thème proprement moderne qu’il traite par le biais de trucages très apparents et très poétiques en même temps, par son choix de Jean Marais comme interprète de la Bête. Une vieille histoire devient ainsi, à cause de la façon dont le cinéma en tant que technique la traite, le reflet de préoccupations modernes.

II.3. La création de nouveaux mythes

On répète donc le mythe, en l’illustrant platement mais avec la naïveté enthousiaste, « l’émerveillement » comme disait Edgar Morin, que suscite la magie archaïque de l’univers. Et comme le nouveau medium est d’abord une technique, on puise dans l’imaginaire collectif ce qui permet de montrer cette technique en marche : c’est encore Frankenstein, bien sûr, mais c’est aussi le Golem d’Henrik Galeen (1914), la femme automate du Metropolis de Fritz Lang (126), le Terminator de James Cameron (1986). C’est aussi Chaplin illustrant, critiquant, poétisant même, toute la modernité machiniste avec Les temps modernes, entre autres

Alors le mythe devient nouveau. Ce sont les mêmes histoires que l’on débarrasse cette fois de tout référencement évident, c’est la Guerre des étoiles qui reprend tous les mythes de la chevalerie en les plaçant dans un contexte hors de l’histoire, sans que le spectateur puisse y voir autre chose qu’un spectacle créé de toutes pièces. Et pourtant, chaque épisode de la saga de George Lucas est fidèle au conte initiatique de notre Antiquité. Nous ne sommes pas dans le spectacle sans mémoire que dénonçait Benjamin, nous sommes dans la réécriture totale de ce qui fonde nos interrogations existentielles. Le cinéma se met à créer sa propre langue pour raconter l’identique. Il devient, enfin, art. Il crée le mythe moderne parce qu’il est l’instrument moderne par excellence (je pense à Naissance d’une nation, de David W. Griffith, 1915), et qu’il a la force du contemporain. Les westerns, le film noir, en sont des illustrations typiques. Ce sont les polars des années 50 qui expriment ainsi l’angoisse de l’homme urbanisé et seul. Il invente donc, il invente sa propre mythologie. Et quand il en a besoin, il finit par créer de toutes pièces ses propres références. J’en reviens ici à l’exemple de mon introduction, Alien. Le film de Ridley Scott n’est pas simplement une histoire de gros monstre venu d’ailleurs. Il fournit au spectateur moyen à la fois une matérialisation concrète de ses peurs les plus enfouies, et une métaphore de la maternité monstrueuse dans une période qui voit lentement l’ordre patriarcal perdre de sa prééminence. Un nouveau mythe pour une nouvelle société, pourrait-on résumer.

Devenu art, le cinéma a la possibilité de devenir l’objet de ce qu’il raconte. Il finit par mettre en scène sa propre technique, art réflexif qui en un immense mouvement de remémoration propre au visuel, déconstruit ses créations jusqu’à en faire son seul sujet. Je ne citerai à titre d’exemple que le genre baptisé western spaghetti, qui est typiquement, l’utilisation d’un mythe visuel créé par le cinéma, avec tous les codes que cela implique, et le détournement ironique ou nostalgique de ce même mythe visuel.

Conclusion

Le cinéma ne s’est donc pas contenter d’illustrer, il a mis au point ses propres codes, des codes en partie dépendant de la technique qui permet de filmer. Faisant cela, il est devenu, à son tour mythique, culte, comme on dit aujourd’hui. Nourri de ses propres images, il devient la possibilité d’une réflexion apparemment sans bornes sur ce qu’il produit, poursuivant ainsi l’entreprise de déconstruction décrite par W. Benjamin, mais aussi la reconstruction inlassable de l’imaginaire collectif. Le dernier exemple que je proposerais aujourd’hui, constitue en quelque sorte mon « la boucle est bouclé » cinématographique (Mulholland Drive). David Lynch est l’un des réalisateurs qui a le plus pensé l’impact des codes du cinéma dans la manière de composer une œuvre d’art. Son Mulholland Drive est un hommage de toute beauté à l’artificialité du cinéma, ce prodige qui par le faux rebâtit le monde.

Extrait Mulholland Drive

Le cinéma a commencé par utiliser les mythologies des autres arts, et il est devenu art en s’inspirant de lui-même et en créant ses propres mythes.

Index des films cités

Néron et les poisons, 1896

Les frères Lumière

Frankenstein, 1910

J. Searle Dawley

Le Golem, 1914

Henrik Galeen

Naissance d’une nation, 1915

David W. Griffith

Nosferatu, 1922

Friedrich Murnau

Les 10 commandements, 1923

Cecil Blount DeMille

Metropolis, 1926

Fritz Lang

Les temps modernes, 1936

Charlie Chaplin

La Belle et la Bête, 1946

Jean Cocteau

Les 10 commandements, 1956

Cecil Blount DeMille

Le Satyricon, 1969

Federico Fellini

La guerre des étoiles (Starwars), 1977 (et ses suites)

George Lucas

Alien, le 8ème passager, 1979 (et ses suites)

Ridley Scott

Terminator, 1984

James Cameron

Mulholland drive, 2001

David Lynch

Références bibliographiques

BAUDELAIRE, Charles

Ecrits sur l’art

Librairie générale française, 1999

BENJAMIN, Walter

L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique

Allia, 2003

BRION, Patrick

Albert Lewin

Bibliothèque du film, 2002

GAUDREAULT, André

Du littéraire au filmique

Armand Colin, 1999

GOTTERI, Nicole

Le Western et ses mythes : les sources d’une passion

Bernard Giovanangeli Editeur, 2005

MASSON, Alain

Le récit au cinéma

Cahiers du cinéma, 1994

MORIN, Edgar

Le cinéma ou l’homme imaginaire

Editions de Minuit, 1956

ROUYER, Philippe

Le cinéma gore : une esthétique du sang

Editions du Cerf, 1998

Plus un numéro spécial de CinémAction consacré au péplum

Quelques films non cités (par manque de temps) durant l’exposé mais qui complètent l’orientation choisie

Le Faucon Maltais, 1941

John Huston

Pour citer un film noir à l’américaine, prenons le plus connu : le détective impavide, la femme fatale, un acteur né pour interpréter les cyniques (Bogart incarnant Sam Spade), on a ici un bel exemple à la fois du mythe urbain moderne et de la naissance de mythologies propres au cinéma, par le biais de son interprète principal (qui n’a pas encore rencontré Bacall, mais ça va venir). Par ailleurs, c’est je crois dans ce film qu’un personnage meurt, sans que le crime ne soit résolu, sans même que le scénario n’en reparle. Un oubli montrant bien le pouvoir des images très caractérisées sur l’histoire elle-même, parce ce que tout le monde se fiche de ce personnage.

La beauté du diable, 1950

René Clair

Réécriture « moderne » du mythe de Faust, avec Michel Simon jouant Faust vieux, puis le diable, et Gérard Philipe interprétant Méphistophélès, puis Faust jeune.

Pandora, 1951

Albert Lewin

Récriture du mythe du Hollandais volant, fortement marquée par une esthétique surréaliste mais qui est devenue un véritable mythe cinématographique (Ava Gardner n’est pas pour rien dans cette postérité mythologique, à elle seule, elle invente un nouveau genre : la femme « de cinéma »).

Rio Bravo, 1959

Howard Hawks

Un classique parmi les classiques, dans lequel 4 cow-boys résistent dans une atmosphère de tragédie antique au mal de la modernité.

Mon nom est Personne, 1973

Western spaghetti coréalisé par Sergio Leone, qui met en scène la constitution d’une fausse légende de l’ouest, par l’intermédiaire de Terence Hill volant au secours d’Henri Fonda sans jamais vouloir apparaître comme acteur de l’histoire. Fabuleuse métaphore du mythe de la construction américaine, et du pouvoir de l’art sur la réalité. Voir aussi, dans le même genre, L’homme aux pistolets d’or.

O’ Brother, 2000

Les frères Cohen

Ce film appartenant au genre bien balisé du road movie, mais avec l’ironie dévastatrice des frères Cohen, revisite l’Odyssée d’Homère.