La couche extérieure de notre peau, appelée épiderme, est constituée de cellules mortes. Notre corps en est recouvert dans son intégralité, parce que notre peau ne supporte pas le contact de l’air ou du soleil. On est pas vraiment en contact vivant avec le monde, et je ne vois pas par conséquent pourquoi on devrait s’en faire pour de la peau morte.
Le contact du mur du commissariat sur mon visage est dur et froid, et je me demande si mes cellules sont aussi mortes qu’elles le prétendent. Le policier qui me fait les poches m’empêche de me retourner pour examiner la situation avec plus de recul. J’entends Vincent dans mon dos, qui vocifère contre la brutalité dont nous sommes victimes, et Xavier qui claque des dents.
J’ai envie de me plaindre comme à mon habitude de mon manque de responsabilité dans tout ce qui m’arrive, mais j’ai maintenant compris que les choses qui m’arrivent sont toujours de ma faute. J’aurais dû mieux surveiller Vincent.
Les policiers nous demandent de retirer chaussures et pantalons, en s’excusant à demi-mots. Ils nous expliquent que par les temps qui courent, ils sont sensés être particulièrement vigilants avec les personnes de moins de vingt cinq ans.
Vincent et Xavier, l’œil mauvais, s’exécutent. Un policier fait une blague sur les jambes maigres de Vincent, pensant sans doute dédramatiser la situation. On me demande de me désaper à mon tour, et mon hésitation énerve quelque peu mes amis.
-Mec, me dit Xavier sans cesser de claquer des dents, depuis quand ça te gène de te mettre à poil?
-C’est pas ça, c’est…
Je jette un regard craintif à Vincent, parce que j’anticipe la violence de sa réaction. Ce dernier m’intime poliment de baisser mon froc et de pas faire chier. Je demande aux policiers pourquoi Xavier et moi devons payer pour les erreurs de notre ami barbu.
-Je dirais plutôt «moustachu», précise un jeune policier.
C’est pas possible d’entamer une carrière de grand écrivain réaliste lorsque tout se barre en couille de cette manière. Je passe bien trop de temps dans les commissariats pour prendre les choses au sérieux. Je finis par baisser mon pantalon et Vincent pousse un cri d’horreur.
-C’est pas vrai, hurle-t-il, tu t’es encore fait faire un tatouage!
-Un petit.
-Putain, mais t’es vraiment trop con, t’écoutes jamais ce qu’on te dit! C’est permanent ce genre de connerie!
-C’est l’idée.
Les flics, visiblement peu à l’aise, nous fouillent sommairement pendant que Vincent me traite de tous les noms. Encore une fois, ce n’est après tout que de peau qu’il s’agit. On demande à mon ami de se calmer parce qu’il fait vraiment beaucoup de bruit, et celui-ci prend tout le monde à parti.
-C’est pas trop con franchement?
Les policiers baissent la tête mais n’en pensent pas moins. Je me sens de plus en plus honteux. Vincent marche jusqu’à moi, le pantalon sur les chevilles, et soulève mon pull, découvrant ainsi d’autres tatouages, pour appuyer son argumentation par un «Si c’est pas moche, franchement?». On nous sépare, pendant que je m’obstine à regarder mes pieds en rougissant.
Xavier, seul dans son coin, nous déteste en silence.
Nous finissons par nous rhabiller, et les formalités administratives nous prennent une heure de plus. Lorsque nous sortons du commissariat, je suis surpris qu’il n’ait pas été une fois de plus attaqué par une foule furieuse. Mais la police n’est plus la cible privilégiée des émeutiers, qui sont maintenant bien trop nombreux pour se sentir menacés.
Les rues de Paris sont couvertes d’affiches qui proclament «La fin de leur monde», comme dans la chanson. C’est vrai. Les flics arrêtent tous les jeunes qui passent parce qu’ils ne savent pas vraiment comment réagir face à un pays entier qui en a assez de s’en prendre plein la gueule. Face à des gens qui leur ressemblent, qui ont comme eux trop subi pour rester chez eux à attendre que ça passe.
Car tout ça n’a rien à voir avec le courage de prendre les armes. C’est de la survie pure et dure, c’est simplement nous ou eux.
Vincent se bat avec son téléphone pour appeler sa copine, malgré le réseau qui est de moins en moins bon depuis que plusieurs antennes-relais sont détruites. Xavier me prend à part en se donnant un air sérieux.
-Mec, me chuchote-t-il, ta grosseur au genou…
-Elle est toute petite.
-Elle a grossi.
Un passant annonce à Vincent que les portables ne passent plus dans cet arrondissement, et celui-ci pousse un juron de son invention qui nous fait sursauter. Xavier éponge la sueur de son front, séquelle de son séjour parmi nos amis de la police, et s’allume une cigarette. Le vent d’hiver peine à se faufiler entre les immeubles parisiens. Je passe ma main sur mon tatouage tout neuf, encore un peu gonflé, et masse cette peau meurtrie supposée morte.
Je demande à Vincent ce qu’il faisait avec plusieurs centaines d’euros de tickets-restaurant sur lui. Je lui précise que je me fous de savoir où il les avait eus, que ce qui m’intéresse c’est ce qu’il comptait en faire maintenant que les rares restaurants encore ouverts ne les acceptent même plus. Il embrasse la rue d’un grand geste, et nous invite à regarder le chaos autour de nous: Les boutiques fermées, les vitrines brisées, les rues barrées par des camions…
-Tout ça, résume-t-il. Tout ça ne durera pas. La révolte, les petits pillages de merde, la police débordée. Même le président qui passe à la télé pour dire que tout est sous contrôle, eh bien le président ne durera pas. Les gens obtiendront quelques satisfactions et s’en tiendront là, c’est tout. Ils auront à nouveau besoin de places de parking.
-Et de tickets-restaurants? demande Xavier.
-Putain, ces enculés de keufs les ont gardés pour eux…
J’essaye de ne pas penser que l’extérieur de notre corps est déjà mort. Que le monde nous appréhende comme des cadavres encore chauds. Alors j’enfouis la tête sous les draps pour la poser sur le ventre de Martine. Je suis à peine rentré a Paris et je recommence déjà à faire n’importe quoi. Et j’adore ça.
Martine se met à caresser mon dos, à l’endroit ou se situe l’un de mes tatouages les plus imposants, et se demande à voix haute comment on peut écrire sur soi une phrase tirée d’une bande dessinée.
J’essaye d’enfouir ma tête plus profond, savourant le contact de cette peau morte qui réchauffe la mienne. J’étreins son corps de toutes mes forces, comme si le plus gros câlin du monde allait effacer mon propre corps et me changer en esprit pur. Je retourne quelques instants dans cet univers noir qui n’existe que lorsque mes yeux sont fermés, ce néant peuplé d’êtres fabuleux, dans lequel ma puissance n’a pas de limites. Où moi seul défait les armées et construit des cathédrales.
Je renonce à la vie terrestre pour me perdre dans un corps qui n’est pas le mien.
-C’est ça que j’aime chez toi, dis-je.
-Quoi?
Je sors la tête des draps et attrape une tasse de café. Martine se lève et commence à s’habiller, me demandant si moi aussi je ne vais pas être en retard au travail. Je lui réponds que j’ai arrêté d’être serveur pour écrire plus.
-J’ai toujours pas lu une ligne de ton blog, d’ailleurs, s’excuse-t-elle.
-En fait personne le lit, dis-je. Xavier fait du mauvais boulot.
-T’y mets pas vraiment du tien non plus, non?
Je m’assois sur le lit et commence à enfiler mes vêtements. Je pourrais me sentir comme une merde si seulement je réfléchissais un peu plus. En finissant ma tasse de café d’un trait, il me vient l’idée que mes tatouages partiront peut-être avec le temps, comme des peaux mortes, et que ça ferait bien plaisir à Vincent.
Martine et moi descendons les escaliers de chez elle, et nous donnons un baiser d’adieu une fois dans la rue.
-Je pensais vraiment pas que tu m’attendrais, dis-je.
-Je t’ai pas attendu, mon vieux, répond-elle.
Elle mordille légèrement ma lèvre inférieure et tourne des talons pour s’en aller travailler. Je pourrais juste faire comme si je m’en foutais. Je la regarde s’éloigner, en boutonnant mon manteau d’hiver comme si j’enfilais une armure. Il résiste au vent et à la pluie, et je voudrais parfois ne jamais l’enlever.
Je me mets en route pour affronter Paris à pied. De nombreuses personnes sont dans mon cas, sans doute découragés par la pénurie de métros. La ville entière semble bouder, et étale avec nonchalance ses magasins fermés et ses piétons désœuvrés.
J’ai envie de tout casser juste pour prouver que j’en suis capable. Le vent froid m’emmerde autant que les gens qui ne me prennent pas au sérieux. Je déteste la police et les émeutes. Je vais bousiller cette ville qui m’en met plein la gueule.
Je donne un coup de pied dans une poubelle pour la renverser, et ignore le regard de certains passants outrés. C’est juste que je comprends que la France en ait marre de se faire enculer, mais que j’ai du mal à accepter que ça lui ait pris autant de temps pour le réaliser.
La puissance du monde noir de mon imagination afflue dans mes veines, et me rend ivre comme je ne l’ai jamais été. La force dont je fais preuve en rêve sort des régions reculées de mon esprit pour venir gonfler chacun de mes muscles. D’un autre coup de pied, j’envoie valser un scooter mal garé, avant d’hurler sur un petit chien que je trouve moche.
Je m’adosse contre un immeuble et sens que le choc de mon corps contre la pierre cause quelques fissures. D’un doigt hésitant, j’appuie mon doigt contre le mur et découvre qu’il s’y enfonce comme dans du beurre. J’en profite pour graver mon nom dans la pierre.
Je traverse la route sans faire attention aux voitures. L’une d’elles me percute, et explose sous la violence du choc. Ce n’est pas simplement mon gros manteau d’hiver qui me protège, c’est une force de chevalier mythique qui m’a envahie, et qui ne se tarit pas. Paris est peuplé de gobelins qui ne sont pas si impressionnants, et je m’en vais les combattre à grands coups d’épée dans la gueule.
J’attrape une autre voiture et la projette quelques mètres plus loin. Je fonce tête baissée dans les embouteillages, envoyant valser tous les véhicules qui se trouvent sur mon passage. Des flammes se mettent à crépiter dans les paumes de mes mains, mais ne me brûlent pas. Mes pieds touchent à peine le sol, tandis que je commence à courir sur le boulevard, à la vitesse de l’éclair.
Je projette les flammes qui naissent dans mes mains contre les affiches publicitaires et les vitrines, qui fondent instantanément. Je décide de couper à travers les immeubles, et mon corps traverse la pierre et fait s’écrouler les murs.
J’emporte plusieurs bâtiments dans ma course effrénée, sans aucun remord. Je suis bien plus fort que la ville, que les gens, que l’hiver. On leur avait dit de s’attaquer à ceux de leur taille, et maintenant ils en paient le prix fort. Faites place au putain d’écrivain.
Je tords quelques réverbères pour m’amuser, avant de retourner mettre à bas un autre immeuble. J’en défonce la façade, et rentre dans le hall. Chacun de mes pas fracture le carrelage, et les fenêtres explosent lorsque je passe trop près d’elles. Je commence à grimper le vieil escalier en bois, qui prend feu à mon contact. Je monte quelques étages en laissant un brasier dans mon sillage.
J’arrive sur le palier de chez Vincent et frappe à sa porte. Mon corps est couvert de sueur, et mes jambes me soutiennent à peine. Forcé de m’assoir, je prends ma tête dans mes mains et me recroqueville en position fœtale. J’ai peur que le vent emporte mes tatouages et que la pluie me casse en mille morceaux impossibles à recoller. Parce que je suis un cadavre qui marche, un amas de cellules mortes qui ne se renouvellent pas, pensant savoir ce que c’est que de vivre vraiment.
C’est Xavier qui ouvre la porte. Il me voit roulé en boule dans mon gigantesque manteau, ignorant les flammes qui crépitent dans l’escalier et le bruit des dizaines d’alarmes de voitures qui nous parvient de la rue.
-Mec, dit-il d’une voix paniquée, qu’est-ce qui se passe?
-J’ai une tumeur au genou.
Note: Attention au côté «roman feuilleton»
Prochainement: Xavier n’a plus d’espace