Tout a débuté il y a deux ans si mes souvenirs sont bons. J'étais resté à la maison car légèrement souffrant j'avais préféré laisser ma femme sortir seule pour faire les courses au supermarché et je trainais dans les pièces, sans envie particulière, le cerveau dans un doux coton fiévreux qui m'ôtait tout désir d'effort intellectuel, même l'idée de brancher la télévision me semblait au-dessus de mes forces. J'errai donc, comme une âme en peine, du salon à la chambre et de la cuisine au bureau, parce que je savais que si je m'allongeais sur le canapé j'allais sombrer dans un sommeil qui risquerait de me manquer ce soir et de rendre ma nuit plus pénible que ce jour.
Donc, ma déambulation avait porté mes pas jusqu'à notre chambre et j'étais planté devant la commode sur laquelle trônaient des cadres disparates et de dimensions différentes avec des photos de temps heureux où nous riions tous les deux, seuls ou entourés d'amis. Les lieux et les gens se mêlaient un peu dans mon esprit brumeux, mais l'ensemble formait néanmoins un tableau idyllique où je me laissais choir pendant plusieurs minutes. Un instant je m'appuyai sur le meuble et me vint l'idée saugrenue d'ouvrir les tiroirs où je le savais bien, ma femme rangeait ses culottes et autres lingeries mais où je n'avais pas à mettre le nez. Quoique. Mes mains engourdies et malhabiles tâtèrent des cotons, des soies et des dentelles, des étoffes de couleurs variées et douces, d'une légèreté et d'une fragilité apparente qui commencèrent à me mettre mal à l'aise car à sentir mes doigts s'égarer dans cette intimité qu'à d'autres instants j'eus froissée, malmenée voire déchirée avec l'accord tacite de sa propriétaire, je présageais que ma perversité ne pouvait que m'attirer des ennuis. A persister dans mon erreur je découvris sous les strings et autres emballages affriolants un cahier à couverture en moleskine noire. Endroit étonnant pour ranger ce genre d'article et qui attisa ma curiosité. Un instant j'hésitais, un court instant.
La maison était silencieuse et sachant ma femme lâchée seule dans une grande surface, la carte bleue dans une poche, poussant son caddie au milieu des rayons astucieusement disposés par des as du marketing qui ne vous laissaient aucune chance dans ressortir sans que vous n'achetassiez plus que ce que vous aviez patiemment et méticuleusement noté sur la liste de vos courses, je devinais sans peine qu'il me restait encore un laps de temps conséquent avant qu'elle ne revint et chargée comme elle le serait, le bruit de son entrée ne pourrait m'échapper. Je pris le cahier et m'installais dans le pouf crapaud (je dis « dans » et non « sur » car c'est le type même de siège où lorsqu'on y choit, un vague sentiment de malaise laisse s'entrouvrir l'éventualité d'une impossibilité physique d'en ressortir quand en viendra le désir) afin de compulser ce qui se présentait comme un journal intime.
Ma femme tenait donc un journal et je ne le savais pas ; ce qui me stupéfiait le plus n'était pas de ne pas savoir ce qu'elle pouvait y écrire, car cela ne me regardait pas particulièrement et elle avait bien le droit d'avoir son jardin secret, non, ce qui m'épatait c'est que je ne voyais pas quand elle pouvait trouver le temps de le rédiger sans que je m'en aperçus. J'étais assez vexé et par rancœur je me plongeais dans la lecture de son journal ce qui eut pour effet de dissiper mon état vasouillard que je trainais depuis le matin.
Lundi 4 juin
Il y a longtemps que j'en avais envie et cette fois je me suis décidée, je vais tenir un journal pour y consigner les éléments de ma vie, ce qui, en les mettant ainsi à plat, me permettra de faire le point et d'avoir du recul sur les décisions que je pourrais être amenées à devoir prendre. J'ai acheté ce beau cahier au papier propice aux épanchements et je compte le remplir de mes réflexions en fonction de mon inspiration et de mes disponibilités.
Il y a donc 6 mois qu'elle se répand dans ces pages ; le cahier est déjà au trois-quarts plein de son écriture ronde et fine mais en le feuilletant je remarque qu'elle a utilisé plusieurs stylos sans s'attacher à la couleur de l'encre ou à l'épaisseur de la bille. Parfois l'écriture est calme et le propos serein, parfois on devine une rage ou une urgence dans la rédaction ; certains jours le texte est très court d'autres il est assez long. Rien pour le mois d'août quand nous sommes partis en vacances, elle avait certainement laissé le cahier ici.
Mercredi 5 septembre
Quel épouvantable mois d'août, un mois entier avec lui, j'ai crû que j'allais tout lui dire. Heureusement que parfois je pouvais l'abandonner sur sa serviette de plage. J'espère que c'était notre dernier été.
Comme les choses sont étranges, moi qui pensais que nous avions au cours de ce séjour d'été renoué des liens qui effectivement se distendaient ces derniers mois. J'avais fait des efforts me semblait-il pour être plus disponible, plus à l'écoute, et il m'avait semblé qu'elle avait apprécié ce geste. Nous ne nous étions pas engueulés une seule fois durant ces vacances.
Jeudi 6 septembre
L'imbécile, depuis notre retour il croît que tout est redevenu comme avant. C'est d'ailleurs ce qu'il m'a dit incidemment hier soir pendant que je faisais la vaisselle. Comme si quelques jours de vacances allaient gommer d'un coup toutes les misères qu'il me fait subir depuis des années.
Mais de quoi parle-t-elle ? D'ailleurs parle-t-elle bien de moi ? Je commence à me le demander, car je ne vois pas en quoi ces propos pourraient me concerner. D'un autre côté, je ne vois pas de qui d'autre il pourrait s'agir. C'est assez agaçant cette histoire.
Dimanche 14 octobre
Ma copine Monique est passée à la maison hier après-midi alors qu'il était sorti en voiture pour affiner les réglages de son carburateur... pff ! Nous avons longuement discuté et je lui ai tout dit. Elle est assez d'accord avec moi sur l'analyse mais je n'ai pas osé aborder l'issue que je sens inéluctable. Même à toi cher journal, je ne prends pas le risque de faire des révélations hâtives.
Je m'en doutais, Monique est dans le coup. Je vois ça d'ici, elles ont jacassé tout l'après-midi autour d'une théière en clopant comme des sapeurs à me casser du sucre sur le dos. Je sens que je vais m'énerver, un mot va en entrainer un autre, on va s'engueuler et ça va se retrouver dans son journal !
Les jours passent, elle continue d'alimenter son journal de l'accumulation de ses rancœurs et griefs et lui, quand il en a l'occasion, jette un œil sur sa prose pour se tenir informé de son état d'esprit. Leurs discussions sont de plus en plus étriquées, la femme ne tenant plus à entretenir de rapports avec son mari et lui voulant éviter tous les thèmes qui fâchent, tout en sachant que l'essentiel de ce qu'il veut savoir sera consigné dans son journal. Elle écrit, il lit, voilà la base de ce qu'est devenu leur mode de communication.
Jeudi 25 octobre
Si je n'avais pas Christian je ne sais pas comment je pourrais tenir ? Depuis que je l'ai rencontré j'aperçois une lueur au bout du tunnel, un espoir. J'espère ne pas me tromper sinon je ne m'en relèverai pas.
Ca y est, elle abat ses cartes. Elle a donc un amant cette salope mais si elle croit qu'elle va s'en tirer comme ça elle se goure ! Je vais lui en faire baver, de quoi le remplir son journal de merde !
A partir de ce jour, plus rien n'a été comme avant, moi le garçon si doux et calme j'ai commencé à ruminer des plans de vengeance et de fil en aiguille poussant le raisonnement au bout de sa logique destructrice, j'ai envisagé de me débarrasser de ma femme et de son amant, oui j'ai sérieusement envisagé de les tuer. Ca m'a soulagé dans un premier temps, ne plus ressasser mais avoir un but libérait mon esprit, mais ensuite il fallait élaborer le « comment ? ». Je dressais une liste d'actions mentalement mais en regard de chacune mon « moi » me disait « tu n'en n'auras pas le courage » et je savais très bien qu'il avait raison, ce qui ne faisait qu'accroître ma rage, contre eux et désormais contre moi aussi, un comble.
Ma femme s'est certainement rendue compte de mon changement d'attitude malgré mes efforts, ne jamais sous-estimer l'ennemi. La suite je vais vous la faire courte car les détails n'ont que peu d'importance finalement, surtout pour moi. Quelques semaines après avoir réellement envisagé de tuer le couple adultère, mon idée m'est revenue en pleine figure comme un boomerang.
Nous étions à table, elle et moi, je ne peux me résoudre à la nommer par son nom, désormais ma femme n'est plus que « elle ». Nous mangions sans nous regarder et n'échangions que de rares paroles, le strict minimum, curieusement elle avait préparé une tarte aux pommes pour le dessert. Je dis curieusement, car les repas étaient assez bâclés maintenant et cette tarte, dont je suis assez friand, ressemblait à une gentillesse à mon égard. Elle nous a coupé deux parts et ma gourmandise a fait taire ma méfiance, d'un bon coup de cuillère j'ai avalé une belle bouchée de ce gâteau parfait. Tandis que la pâte sablée et les pommes légèrement caramélisées disparaissaient au fond de mon gosier, nos yeux se sont croisés et j'ai compris.
Dans son regard une lueur fugitive m'a tout révélé, j'étais l'arroseur arrosé, le cocu pour toujours. Rendons lui grâce, je n'ai pas souffert, physiquement parlant, le poison puissant ne m'a laissé aucune chance, je n'ai même pas dit un mot, je suppose que mes dernières mimiques exprimaient la surprise, car maintenant encore je n'en reviens pas et je sais bien d'ailleurs que je ne reviendrais jamais plus.
Ils m'ont donc empoisonné, de couple adultère ils sont passés à couple diabolique, un régal pour un certain genre de presse, sauf que personne ne le sait et qu'il semblerait qu'ils aient réussi le crime parfait. Depuis six mois, douze jours et quelques heures, je gis dans un trou creusé dans le fond de notre jardin, sous le compost. Ironie de l'histoire, ils m'y ont enterré avec le fameux journal intime de ma femme, lui et moi lié pour la vie ou à vrai dire pour la mort.