Réflexions posthumes

Publié le 29 novembre 2009 par Feuilly

Certes, il était mort, mais qu’est-ce que cela changeait, finalement ? Il retrouvait ici les mêmes injustices que celles contre lesquelles il avait lutté toute sa vie et la seule différence, en fait, c’est qu’il n’y avait plus aucun espoir de changement. En ce lieu, la corruption et le passe-droit étaient institutionnalisés pour l’éternité. Comment conserver le moral dans de pareilles conditions ?

Il repensait à toutes ces belles pages de la bible qu’on lui faisait lire quand il était enfant et qui revenaient toutes à dire que les premiers seraient les derniers et inversement. Une belle foutaise, oui ! Il suffisait de les voir arriver, les nouveaux trépassés… Un peu perdus le premier jour, comme tout le monde, certes, et pas trop à l’aise dans leur nouvel habit. Mais après une semaine les jeux étaient faits. Ceux qui avaient laissé des richesses sur terre les faisaient valoir pour obtenir de menus avantages tandis que les autres, les roublards, les sophistes, les arrivistes, se débrouillaient déjà pour être les premiers dans les files d’attente. Après un mois, on les retrouvait tous à des postes enviables. Les uns étaient devenus de grands chefs, autrement dit de parfaits petits tyrans, d’autres jouissaient en toute impunité des biens immobiliers que le Très-Haut leur avait confiés, d’autres encore étaient devenus célèbres d’une manière ou d’une autre et les foules, toujours aussi stupides, leur portaient une admiration sans borne.

Les politiciens continuaient à faire de la politique, ce qui revenait à gérer bien peu les affaires publiques et à parler beaucoup pour se faire remarquer, tandis que les écrivains les plus en vue s’étaient tous transformés en historiographes officiels. Leur rôle consistait à transcrire sur l’ordinateur central tous les faits et gestes de ce petit monde, ce qui devait être un peu fastidieux, il faut bien le reconnaître, mais la récompense était sans commune mesure avec le peu d’efforts qu’ils avaient dû fournir. Lors des dîners officiels, ils se retrouvaient assis à la droite de Dieu, ce qui déjà n’était pas rien, mais en plus ils continuaient à gérer leurs affaires terrestres. Leurs livres continuaient à se vendre dans les grandes surfaces de France et de Navarre, leur rapportant de substantiels bénéfices et ils s’arrangeaient bien pour faire éditer leurs œuvres posthumes, histoire d’entretenir dans la mémoire des hommes le souvenir qu’on avait d’eux.

Respectés de tous, au ciel comme sur la terre, ils passaient leur temps à se quereller entre eux, imaginant, pour se départager, des prix littéraires aussi futiles que prestigieux. Le jeu consistait à composer des jurys sur mesure et à acheter les électeurs, ce qui est particulièrement facile quand on a de l’argent et qu’on se sait soutenu par le pouvoir en place. Evidemment, il y avait toujours un zozo ou l’autre pour croire que ces prix étaient honnêtes et qu’ils récompensaient le talent. On voyait donc des écrivains dits de seconde zone passer des nuits entières dans le froid de leur mansarde à essayer de composer des poèmes épiques. Ils alignaient ainsi dix mille vers octosyllabiques assonancés dans lesquels ils dépeignaient les souffrances qu’ils avaient endurées durant leur vie terrestre. D’autres, aussi fous qu’eux, parlaient du pays de leur enfance, là-bas, au bord de l’océan ou bien ils décrivaient dans des nouvelles sublimes leur apprentissage de la vie le long d’une Dordogne de rêves. Evidemment, aucun de ceux-là ne remportait le prix et ce dernier était décerné, comme il se doit, à celui qui en avait été l’instigateur, le mécène et le grand argentier.

Bref, ce fameux paradis dont on avait tant parlé était franchement décevant car il ne faisait que fixer pour l’éternité tous les travers contre lesquels le héros de cette histoire s’était battu de son vivant. En réalité, il avait eu beau s’insurger contre l’injustice, il n’avait pas obtenu beaucoup de succès. Pour être franc, il n’en avait même obtenu aucun, de succès. Et puis dans le fond il ne s’était pas vraiment battu non plus. Disons plutôt qu’il avait beaucoup réfléchi, beaucoup écrit, qu’il s’était emporté souvent contre l’iniquité ambiante, qu’il avait souffert de l’état déplorable du monde, mais finalement tout cela n’avait servi strictement à rien. Ce même monde avait continué à tourner et à être dirigé par quelques cyniques sans foi ni loi. Certes, il ne s’était jamais fait aucune illusion sur la situation et s’était plutôt réfugié dans une sorte d’espoir, attendant un changement futur, toujours possible. Et voilà que non seulement il était mort sans qu’aucun de ses rêves ne se fût réalisé, mais en plus il devait bien constater maintenant que tout cela avait été vain. Pourquoi avait-il vécu en fait ? Pour rien, strictement pour rien. Il avait cru pouvoir modifier la société, mais c’était impossible et c’était la petite lumière qui brillait en lui qui était finalement incongrue. Dans la dichotomie qui séparait sa vision personnelle des choses du monde ambiant, force était de reconnaître maintenant que c’est lui qui avait eu tort puisque même Dieu en son paradis donnait raison à ses ennemis.

Le plus dur, en fait, ce n’était ni cette déception, ni la conscience d’avoir eu tort, mais l’impossibilité où il se retrouvait de conserver le moindre rêve. Tant qu’il avait été sur terre, en effet, il avait pu croire en un ailleurs, mais il devait bien reconnaître maintenant que cet ailleurs était le fruit de son imagination. Le monde idéal auquel il aspirait dans son cœur, ce monde où la beauté et l’amour auraient été présents, n’existait tout simplement pas. Il avait bâti sa vie sur une illusion et l’attitude de Dieu, maintenant qu’il le voyait bien à l’œuvre, était là pour lui rappeler jusqu’à quel point il s’était fourvoyé.

Comment vivre sans rêves ? C’était la question qu’il se posait désormais et pour un peu, devenu mélancolique, il aurait voulu trouver refuge dans le suicide. Mais comment se suicider quand on est déjà mort ? C’était impossible ! Et comment être pour l’éternité un fantôme sans espoir ? C’était tout aussi impossible. C’est alors qu’il comprit ce qu’était l’enfer et comme ce terme n’était pas un vain mot. L’enfer, c’était l’absence de rêve et la soumission aux lois iniques des autres. L’enfer, c’était comprendre que la petite flamme qui l’habitait n’avait pas de raison d’être et qu’il devrait ressasser cette idée jusqu’à la fin des temps. Alors il sut qu’il était vraiment mort.