Vraiment, cet arbuste buissonnant n’avait rien d’extraordinaire. Un arbuste.
Planté par les anciens propriétaires de la maison, il occupait une place modeste dans le jardin.
Consciencieusement, il bourgeonnait au printemps, verdoyait en été, jaunissait en automne et étirait ses maigres petites branches en hiver. De taille moyenne, il semblait ne pas avoir changé depuis des années. Avait-il pris quelques centimètres ? Agnès n’aurait su le dire. Elle ne le surveillait pas.
Certes, elle le voyait de son atelier de sculpteur, mais sans plus. Elle ne lui accordait un regard (agacé) qu’à la saison où il perdait ses feuilles. Le parterre nécessitait alors un ratissage. Or, Agnès n’avait aucun goût pour le jardinage. Le seul avantage qu’elle reconnaissait à son jardin, c’est qu’il lui procurait une certaine surface de liberté, un cercle de protection…Voilà tout.
Pourquoi, ce jour-là, leva-t-elle les yeux de sa table de travail, derrière la verrière? Pour la première fois, l’arbuste attirait son regard. Elle l’observa un moment, tout en triturant sa boule de glaise. Quelque chose avait changé dans l’aspect des feuilles. Un détail infime. Mais lequel?
On était en juin. La végétation était au meilleur de sa forme. Et cependant le vert de la plante lui paraissait différent. Etait-il malade ce petit arbre chétif ? Elle se promit de regarder de plus près la prochaine fois qu’elle sortirait. Plusieurs fois elle oublia. Un soir, enfin, en traversant le jardin, elle se pencha sur son cas. Effectivement, le vert habituel des feuilles s’était modifié. Plus terne? Tirant davantage sur le brun? Agnès hésitait, connaissant mal la couleur originelle.
Le lendemain, elle posa la question à un voisin qui consacrait au jardinage une grande partie de sa vie de retraité. Pensait-il que ce buisson était atteint d’une maladie? Il examina le patient et son diagnostic fut net : non, la plante était saine. Il n’en dit pas plus long. Mais l’inquiétude se lisait sur son visage. Et, dorénavant, il viendrait chaque matin constater les métamorphoses de l’arbrisseau. Car, l’affaire ne faisait que commencer.
Agnès se prit d’affection pour ces moments quotidiens où le voisin, l’arbuste et elle communiaient dans une histoire qui, finalement, devenait une drôle d’histoire…
Les changements ne se manifestaient pas de façon régulière. Plusieurs semaines pouvaient passer sans que rien ne se produise. Et puis, soudain, les choses se précipitaient. Après la couleur, c’est la forme des feuilles qui se modifia. Elles s’arrondissaient. Elles s’étalaient. Il semblait même qu’elles se redressaient et qu’elles grandissaient.
De son atelier, Agnès ne perdait pas une miette de cette évolution. Elle en prenait régulièrement des photos. Le voisin, lui, n’appréciait pas du tout cette transformation qu’il ne trouvait décrite dans aucun magazine de jardinage, ni même sur les sites Internet spécialisés qu’il consultait goulûment…Cette plante les narguait. Elle avait l’air en pleine forme et, sans traitement aucun, montrait bonne mine et port altier. De plus en plus, ses feuilles se tenaient comme des mains ouvertes, la paume tournée vers le ciel. Légèrement creusées au centre. Comme des coupelles. Agnès aimait leurs reflets mordorés. Au toucher, elles semblaient avoir épaissi. En tout cas, elles ne baissaient plus du nez. Le voisin continuait de se poser des questions et d’émettre des suppositions. Agnès, elle, souriait de ses préoccupations et ne faisait que noter avec plaisir le nouvel aspect de cette belle chose végétale. On aurait presque oublié son caractère naturel…Le tronc et les petites branches grêles avaient pris une certaine fermeté. Agnès passait ses doigts sur le bois lisse et légèrement brillant. Et, en s’éloignant vers la maison, elle se retournait pour admirer l’ensemble vert bronze, du plus bel effet dans le parterre. Très décoratif, pensait-elle. Peut-être même plus…Il y avait là une beauté étrange qui commençait à naître…Et qui la rendait heureuse .
L’été avait laissé la place à l’automne. Mais l’arbuste n’avait visiblement pas l’intention de jaunir ses feuilles ni de les perdre. Au contraire, elles rayonnaient d’une vie forte et pleine. Le vent n’avait même plus de pouvoir sur elles. Les grosses bourrasques les faisaient à peine frémir.
Un matin, Agnès était penchée sur une œuvre qu’on lui avait commandé et qu’elle avait de la peine à terminer. Toujours insatisfaite du résultat. (Décidément, elle détestait les commandes). Un petit bruit régulier occupait ses oreilles depuis un moment, dont elle n’avait pas tout à fait conscience. Il provenait de l’extérieur. Elle réalisa qu’en fait il pleuvait. Une bonne grosse pluie d’automne. Machinalement, elle jeta un œil à l’arbuste et comprit que le bruit entendu était celui des gouttes qui l’arrosaient. Un crépitement. Presque un son de clochettes. Ou quelques cymbales qui tintent…Oubliant le parapluie, Agnès se précipita auprès de son arbrisseau mutant, qu’elle négligeait depuis une bonne semaine. Le voisin était parti en voyage et par conséquent, lui aussi, avait abandonné la surveillance. Elle caressa du doigt une feuille mouillée. Le froid l’étonna. Elle la tapota du bout de l’ongle pour l’entendre sonner comme un petit plat de métal. Sa main enserra le tronc qui avait encore pris du volume. Ce n’était plus du bois, Agnès en était sûre. Une sorte de résine peut-être. Elle se baissa pour examiner la base. L’arbuste n’était plus enterré mais reposait sur le sol à l’aide d’un large socle, tel un fin plateau. Là encore, une matière nouvelle était apparue, qui n’avait plus rien d’organique. On ne voyait aucune trace de son déracinement. La terre n’avait pas changé d’aspect autour du pied… Agnès courut chercher son appareil photo. Elle sentait une excitation très agréable l’envahir.
Le lendemain, le client est venu voir l’avancée du travail sur la statue en commande. Pas encore terminée ? Il a semblé déçu.
En repartant, il a marqué un temps d’arrêt devant l’arbuste métamorphosé. « Cette sculpture est de vous, bien sûr? Sacrées lignes ! Belle harmonie ! Et un mélange de matières étonnant ! C’est superbe ! Est-ce que c’est une maquette pour une œuvre monumentale ? Elle m’intéresse, vous savez ! On en reparlera! A bientôt ! »