La fabrique du vrai

Publié le 01 décembre 2009 par Thywanek
L’usine : des roues avec des dents. Les grandes mastications. Désaffectée l’usine. Hall de brique et de verre. Tôle et béton. Ateliers rangés. A cessé de hurler et de trembler, temple embarrassé de ses austères autels d’acier, de ses processionnaires aux roulements obsédants, de ses totems mécaniques, de ses vasques chaudes, de ses arcs luminescents, de ses palans cérémonieux, mais ne résonne plus que du néant témoin peureux de ce qui existait.
Avait-il existé quelque chose. Ou revenait-il déjà de si loin.
Planté au milieu des rangées de machines. Echo des grandes fabrications qui balbutièrent d’abord dans la caverne. Suite pointillée derrière le cheval puissance foudroyé, puis dérivant des années au delà du présent. Au delà même de tout futur. Rescapé des questions primordiales, follement ingénues. Follement assassines. Assis sur des berges inconfortables, boueuses ou rocheuses, mouvantes, puantes, conservant dans leur glaise quelques pas ingénieux et parmi les roseaux quelques clartés d’esprit emmêlées dans des brumes souvent de circonstances.
Dressé, là, filament crépitant sur un axe piégé. Sur cette parcelle d’Olympe intime et parcourue de capteurs, bouclée sur elle-même d’une entreprise désolante.
De quoi donc servir encore cette machine à rassembler mille mondes pour entrevoir. Puisqu’elle n’appartient qu’à lui. Qu’au mieux les grands absents, un ou plusieurs, ont tout à fait disparu. Des entrailles du sol autant que du zénith. Du cœur de la pierre autant que de toute sève. D’avant même le premier livre, et de toute éternité.
De quoi nourrir à nouveau des ruminations contemplatives. Quoi mettre au monde. Quoi murmurer et laisser s’évaporer. Quoi élever dans cette étables, parfois, des bruits ordonnés en cadences sanglées. Quand de partout les horizons, oubliés par la nuit, vrombissent d’oreilles débordantes. S’exorbitent de regards saturés. Quoi œuvrer qu’un bibelot de plus espérant un spotlight. Alors que les matières premières affluent, endogènes de conscience qui se négocie par morceaux, par bribes, par déchets, en enchères distraites et joviales.
Debout, seul, enfin, toujours début.
C’était terminé les récitations. Les citations. Les bréviaires. Les pièces de verbes qui ne s’encastrent que d’une seule manière. Dans un seul sens. Dans un seul but. Stérilisé jusqu’aux frontons. Gravés dans les règlements intérieurs. Catéchisé sous les appâts fascinants d’un océan bordé de vigies. Automatisé par la grâce de renoncements rémunérés dans une monnaie qui n’a jamais existé. Des musées entiers avalés avant que de connaître. Des colonies de monuments sous lesquels il faut naître. Des cultes de mémoires qui n’en demandaient pas tant, ravalés par leurs officiants, et desquels on se devrait d’être.
Pour faire quoi.
Penser quoi, aimer quoi, vouloir quoi.
Avec quels semblables.
Etait-il devenu suffisant de faire. Depuis qu’on avait été informé des résultats.
Qu’il s’en était aperçu. Qu’il avait arrêté. Arrêté d’aimer, pareillement.
Un matin où il avait dû sortir de là, précipitamment, sans réfléchir, en courrant, avec à la place du crâne un tambour muet, total, écrasant.
Et qu’il en avait croisé d’autres. Beaucoup. Et de plus en plus. Comme lui. Surgis de leurs fabriques. Courrant dans tous les sens. Serrant leur têtes dans leurs mains levées. Ou écartant les bras comme des aéroplanes en vrille se jetant sur l’instant de s’écraser dans la terre. Il s’en enjambait, prostrés, mottes humaines pétrifiées. Il s’en découvrait dans les hautes herbes, sous des taillis, étendus et béants, les yeux perdus dans l’abîme bleuté.
En s’approchant, ici ou là, d’un hangar en pleine zone, d’un immense atelier coincé entre des piles d’édifices gris, il en avait découvert encore d’autres travaillant à des brèches.
A ouvrir des brèches. A la pioche, au marteau. Au canif pour les plus résistants. Ou, qui sait, ceux restés les plus prudents. Ceux qui s’étaient résolus à s’arrimer à un doute résiduel comme on arrime un malade à son goutte à goutte.
Des fracas terribles accompagnaient les cris des plus acharnés. Une toiture s’affaissait. Des gravas se répandaient. L’une d’entre eux, une femme en robe rouge, était endormie nerveusement dans un amas de papier formé par l’écroulement d’un mur. Elle gardait à la main, dans son sommeil agité, la truelle qu’elle avait utilisée pour entailler ce mur et en faire tomber la surprenante matière. Par instant son bras, qui tenait l’instrument se levait et dessinait dans l’air quelques figures incontrôlées.
Des sons de masse assénés sur des presses, sur des robots, jaillissaient alentour, en carillons brutaux, en morse frénétique, en percussions violentes. Un homme, assis dans une entrée, ciselait des petites plaques métalliques puis les jetait au loin. Il hochait négativement la tête et éclatait d’un rire cinglant à chaque fois qu’il en lançait une.
L’un des prostrés en vit une atterrir juste devant lui. Il la saisit entre ses mains et la contempla longuement.
Peut-être la contemple-t-il toujours. Et même l’a-t-il lue. Et, pire, comprise. Pour quoi que ce soit de vrai. Et plus rien de rassurant.
Certains retardataires priaient. A moins qu’ils n’aient pas pu faire autrement que de retourner au seuil de la faille initiale. Celle d’avant le feu. Ou plus modestement pour combler le vide entre leurs paumes besogneuses.
Le tambour rapetissait. Il cessa de courir. Il rencontrait des gens moins désemparés qui, pareillement à lui, divaguaient. Ils se toisaient mutuellement. Méfiants, abattus, inquiets. Il se dit qu’il lui fallait rejoindre son habitat. Au moins trouver de quoi tenir le temps qu’il faudrait. Ainsi qu’au commencement, lorsque rien ne se passe. Que rien n’advient. Et surtout que rien n’est promis. Mais que tout est là, quand même.
De retour à l’intérieur il s’allongea sur le ciment.
Il travailla, le plus discrètement possible, à modeler quelques phalanges avec leurs articulations. Il pensa avec une infinie retenue à naître de peu, vivre de rien et mourir inaperçu.
Il imagina que cela puisse suffire pour le moment.
Il tînt effectivement jusqu’au soir.
Puis il pensa à demain.