Magazine Humeur

Développement et vitalité de l'Eglise (8)

Publié le 02 décembre 2009 par Hermas

9.- Pour éviter ces excès [du modernisme ou du progressisme] et tant d’autres, je me suis efforcé d’unir aux spéculations abstraites de nombreuses réflexions propres à favoriser la piété et à stimuler la foi vive, en associant autant qu’il est possible la dogmatique à la mystique et en consacrant à cette question une grande partie de ce travail.

Les Pères n’ont pas procédé autrement, chez lesquels les réflexions inspirées par la piété et les spéculations dogmatiques sont étroitement liées. Il en est de même des grands fondateurs et des principaux représentants de la théologie scolastique.  Si ces derniers ont été de si excellents théologiens c’est parce qu’ils n’étaient pas seulement de grands penseurs mais aussi de grands mystiques. Personne ne peut en effet être un théologien parfait s’il ne complète la science spéculative par cette sagesse mystique, plus expérimentale que théorique (1). Ceux qui l’abandonnent, en revanche, perdent le goût et le sens des choses de Dieu. Ils succombernt nécessairement à de nombreuses et vaines subtilités, versent dans de sèches et stériles abstractions, sans chaleur et sans vie, causant fatigue et répugnance. Alors que ceux qui cultivent avec ferveur cette sagesse resplendissent par leurs bonnes œuvres. Même leurs paroles, imprégnées en quelque sorte de lumière et de vie, sont source de vie éternelle (Ecl. 24,61) pour ceux qu’elles attirent, captivent et édifient, pour que le Père céleste soit glorifié en tous (Matthieu 5,16) (2).

Si les docteurs scolastiques ont en général jugé opportun d’étudier séparément la dogmatique de la mystique, ils n’en ont pas moins consacré à cette dernière de précieux ouvrages, par lesquels ils ont donné vie à leurs travaux spéculatifs, pour favoriser la piété qui est utile à tout, y compris à mieux comprendre et à mieux exposer les vérités abstraites, et sans laquelle il n’est pas possible de posséder la véritable Sagesse (3).

En effet, ce n’est pas en la dissolvant ou en la dissociant que l’on peut acquérir une connaissance pleine et exacte de la Sagesse de Dieu, c'est-à-dire du Christ-Jésus. Le Christ est, à la fois, chemin, vérité et vie, de sorte que ne peut pas le connaître réellement comme vérité celui qui ne le fréquente pas assidûment comme chemin pour sentir et expérimenter sa vertu comme vie (4) En revanche, «heureux l'homme qui médite sur la sagesse et qui raisonne avec intelligence, qui réfléchit dans son cœur sur les voies de la sagesse et qui s'applique à ses secrets» (Eccles. 14, 20-21) (5)

Ce n’est qu’ainsi qu’on peut parler d’elle en toute propriété et vérité, en parlant de l’abondance du cœur et sur le fondement d’une vive connaissance expérimentale. Sinon, les paroles auront beau être vraies en elles-mêmes, elles seront froides et sans âme, comme de pures abstractions, et ne porteront que peu ou pas du tout à l’édification. D’où cette propension à à se répandre en vaines curiosités, si fréquente chez les théologiens dissipés y discutailleurs, qui se soucient peu d’associer la piété ou la dévotion à la spéculation, comme s’il importait peu de sentir la profondeur de ce que l’on dit pour la faire sentir également aux autres, en l’exprimant convenablement, et comme s’il n’était pas préférable de sentir la componction que de savoir simplement la définir (6).

«Vive, efficace et pénétrante est la parole de Dieu» (Hébr. 4, 12). Ceux qui aiment plus à spéculer et à discuter d’elle qu’à en vivre, pour sentir vivement et faire sentir sa vertu, quoi qu’ils pensent, et quoi qu’ils disent, ceux-là ne la connaissent pas bien (7). Ainsi, fût-ce inconsciemment, ils sont portés à réduire jusqu’aux doctrines les plus élevées à de simples formules rationnelles, totalement abstraites, liées par une logique de fer, pour former un corps, en apparence solide, mais sans plasticité et sans vie. Ils coupent ainsi les ailes du coeur. Ils étouffent les plus nobles aspirations de l’âme chrétienne. Celle-ci, à travers la lettre, veut aller droit à l’esprit, pour s’aller abreuver toujours à l’inépuisable source d’eau vive qui comble et donne la vie éternelle, c’est-à-dire à la Réalité ineffable qui doit palpiter sous nos mots, et en déborder, parce que les paroles humaines sont incapables de la contenir

Si l’on donne trop d’importance à l’intellect sur l’esprit (1Cor. 14, 15-20), et à la raison sur le coeur, c’est-à-dire à la froide spéculation sur la vie affective, alors on perturbe un équilibre vital. A trop vouloir préciser ce qui par nature transcende les catégories de nos concepts et définir avec rigueur l’indéfinissable et l’incompréhensible, on en vient à le défigurer et à l’abaisser, à le priver de ses enchantements naturels et à l’exposer au discrédit, dès lors qu’il n’est pas possible de faire apprécier ce que l’on n’a pas apprécié soi-même. Pour estimer et apprécier cette Réalité à sa juste valeur, il importe d’aller à elle de tout son coeur, de toute son âme, de toutes les énergies de son âme (Mathieu 12, 30). D’une certaine manière, davantage avec le coeur qu’avec l’intelligence, parce que c’est en lui qu’entrera la véritable illumination (8). Celui qui ne ressent pas les ineffables enchantements de la doctrine révélée, qui la conçoit davantage comme un moyen d’illustration que comme un moyen d’édification, en donnera une image vieillie et pauvre comme les prismes humains au travers desquels il la regarde ou comme les systèmes caduques en lesquels il prétend la faire entrer de force. C’est ainsi que l’on parvient à en dégoûter les intelligences formées dans d’autres moules, ou à la rendre peu attractive à ceux qui, avec raison, désirent la regarder avec les yeux simples et purs d’un coeur chrétien. Ceux-là voudront être édifiés par des paroles de vie éternelle, et n’auront que faire de s’enfler d’une science de froides abstractions et de vains fantasmes qui n’offre à l’âme aucune réalité vivante et ne donne aucune véritable impulsion vers le bien. Telle est - comme la définit fort bien la Revue thomiste (janv. 1906, p.747) - la théologie qui n’est étudiée que selon la raison, sans que le coeur y prenne part: une science de curiosité honteuse, ou de vanité honteuse, comme dirait saint Bernard (9). 

Tout au contraire, si nous cultivons un sens vivant de la Vérité, nous vivrons de son esprit. Notre intelligence ne l’enfermera pas dans la matérialité et l’étroitesse de la lettre - dont on a dit, non sans raison, qu’elle tue: «littera occidit». A travers le sens nécessairement analogique de nos pauvres expressions, nous percevrons en quelque manière l’infinie Réalité divine, laquelle, transcendant toutes les représentations possibles, ne peut jamais être épuisée ni exprimée adéquatement par aucune sorte de paroles ou de formules, parce qu’elle est ineffable (10).

C’est parce qu’ils ne sentent pas bien cette ineffabilité, parce qu’ils ne la prennent pas toujours en compte, que les spéculativistes manifestent, dans la pratique, cette lamentable propension à présenter les formules théologiques comme si elles étaient totalement équivalentes aux vérités représentées, et à les employer, par voie de conséquence, par une multiple série de syllogismes, comme des expressions adéquates. Capables de donner fidèlement à tous les termes qu’ils utilisent la même rigoureuse équivalence, ils en déduisent des conclusions étranges, qui deviennent l’origine féconde d’erreurs, de confusions et de luttes. De telles déductions, quoiqu’elles paraissent être contenues dans la pure matérialité littérale, ne le sont pas au sens vital et divin des prémisses, lequel tend, de soi, à exclure ces violences et ces pressions imposées par une dialectique de fer (11).

Il n’est pas contestable que l’excessive prépondérance de la spéculation sur l’expérience et le sentiment du coeur perturbe l’équilibre de la vie intégrale. Elle fait perdre à la doctrine, au moins en partie, sa souplesse organique et, avec elle, l’esprit qui doit toujours l’animer. Il n’est pas rare que certains auteurs, manquant de cet esprit et de sens chrétien, manient les plus hautes expressions dogmatiques avec la même froideur et la même désinvolture - ou la même inflexibilité logique - que s’il s’agissait d’algèbre, de métaphysique ou de toute autre question rationnelle entrant parfaitement dans les catégories de nos concepts philosophiques, de leurs expressions et de leurs formules respectives.

C’est pour cela qu’ils sont parfois conduits, inconsciemment, à rendre la vérité absolue et éternelle de nos dogmes sacrés solidaires de systèmes et de technicismes perfectibles, limités et même transitoires. Ils permettent ainsi à ceux qui, avec le temps, jugent ce technicisme dépassé, de penser qu’avec lui les choses saintes qui lui paraissent liées le sont aussi, comme si ces réalités ineffables pouvaient être exprimées adéquatement et univoquement en fonction de nos systèmes humains. Pire encore, ils les exposent à nier la valeur analogique des formules dogmatiques elles-mêmes, à les vider de leur sens objectif pour les réduire à de simples symboles conventionnels pouvant être librement et indifféremment remplacés par d’autres.

J.-G. Arintero

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(1) « Tu ignores encore bien des choses pour n’être pas passé de la théologie spéculative à la théologie affective, de la science à la sagesse, théologie que l’on qualifie à raison de mystique, c'est-à-dire cachée, puisqu’elle est connue de très peu (…). Il s’agit de la connaissance expérimentale de Dieu (…). C’est pourquoi Gerson [dans son ouvrage de mystica theologia] soutient qu’il convient au plus haut degré que les théologiens scolastiques, même lorsqu’ils manquent de dévotion, lisent fréquemment des ouvrages de théologie mystique. Cette lecture engendre l’amour et fait naître un certain désir d’expérimenter et de connaître ces idées (…) parce que la Parole de Dieu est un feu qui brûle. S’ils parviennent par ce chemin à la contemplation, alors ils pourront pleinement recevoir le nom de théologiens tout à fait consommés, ainsi que le furent, comme nous le savons, saint Thomas, saint Bonaventure et tous les autres dont nous conservons avec fierté le souvenir » (Fr. Bartolome de la Mártires, Comp. Mysticæ doctr., c. 26).

(2) « Car la connaissance de Dieu qui s’obtient par les autre sciences illumine l’intelligence seulement, en montrant que Dieu est la cause première, qu’Il est un et sage etc. Mais la connaissance de Dieu qui s’obtient par la foi illumine l’intelligence et charme l’âme, parce qu’elle dit que, non seulement Dieu est la cause première, mais qu’Il est notre sauveur, notre rédempteur, qu’il nous aime et qu’il s’est incarné pour nous; toutes ces vérités enflamment l’âme. Il faut donc dire que par nous Dieu répand en tous lieux pour celui qui croit le parfum de sa connaissance, c’est-à-dire la connaissance de sa suavité (…) (Cf. s.Thomas d’Aquin, in 2 Cor. 2,14).


(3) Sag. 1, 4-5 ; 6, 17-18 ; Prov. 1,7.

(4) «O,Verbe de Dieu (…), lumière, sans laquelle il n’y a que ténèbres; chemin, hors duquel il n’y a qu’erreur; vérité sans laquelle il n’ y a que vanité; vie, sans laquelle il n’existe que la mort(…) Seigneur: Que la lumière soit ! afin que je voie la lumière et que j’évite les ténèbres; que je voie le chemin, pour éviter ce qui s’en écarte; que je voie la vérité, et que j’évite la vanité; que je voie la vie, et que j’évite la mort». «C’est pourquoi se séparer du Verbe équivaut à demeurer sans chemin, sans vérité, sans vie». «C’est l’expérience quotidienne que plus on s’éloigne de toi, lumière véritable, et plus on se trouve enveloppé par les ténèbres du péché; et plus cet obscurcissement est grand, et moins on te connaît » (cf. s. Augustin, Soliloques, c. 4, 5, 17, parmi les œuvres qui lui sont faussement attribuées).

(5) «Si l’on trouve beaucoup de sages consommés en théologie mystique qui n’aient pas été versés dans la théologie spéculative, aucun théologien purement spéculatif n’est jamais parvenu à un tel sommet de perfection. Bien plus, il n’est pas même possible d’être parfait en théologie spéculative sans la mystique. Il en est ainsi parce qu’il ne sera jamais légitime à personne de comprendre les paroles de l’Apôtre, ou d’un prophète, sans être pénétré de l’esprit de leurs écrits. Comment serait-il possible que quelqu’un sache exactement ce qu’est la liberté des enfants de Dieu, ou la douceur de l’amour divin, s’il n’a jamais pu l’expérimenter?» (Cf. Fr. Bartolome de los Martires, Comp. mysticæ doctr., c. 12, §1).

(6) Thomas a Kempis, L’Imitation de Jésus-Christ, L. chap. 1, n.3.

(7) «On n’accède à la vérité que par la charité» (s. Augustin, Contra Faust. 1, 32 ; cf. Jean 8, 54-55; 1Jean 2, 4; 4, 7-8; 5, 20.

(8) «Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu» (Mathieu, 5, 8) ; « Puisse-t-il illuminer les yeux de votre cœur pour vous faire voir quelle espérance vous ouvre son appel, quels trésors de gloire renferme son héritage parmi les saints» (Ephésiens, 1, 18); «Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l'amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu» (1 Jean 4, 7); «La connaissance de Dieu est apportée par le feu de la charité» (cf. s. Thomas d’Aquin, in Ev. Joan. V, lect.6).

(9)  «Car il y en a qui veulent savoir, sans se proposer d'autre but que de savoir, c'est là une curiosité honteuse. Il y en a qui veulent savoir, afin qu'on sache qu'ils sont savants, c’est là une vanité honteuse (...). Il y en a qui veulent savoir pour vendre leur science, c'est-à-dire pour amasser du bien, ou obtenir des honneurs, et c'est un trafic honteux. Mais il y en a aussi qui veulent savoir pour édifier les autres, c'est la charité ; et il y en a qui veulent savoir pour s'édifier eux-mêmes, et c'est prudence» (s. Bernard, Sermon 36 sur le Cantique, n°3, PL183).

(10) Cf. Groot, o.p., Summa apologetica, 3ème éd. Q. 19, a. 5, p.782; A. Gardeil, o.p. Le donné révélé et la théologie, L. 2, I.

(11) «Les mystiques, en effet, ont une certaine expérience des réalités surnaturelles elles-mêmes qui sont en nous par la grâce: c’est précisément dans cette expérience du surnaturel que paraissent consister les état mystiques. De là vient que, pour décrire ces choses, ils recourent à des expressions qui sont, sinon plus exactes, du moins plus vivantes et plus concrètes que les formules théologiques. Ils recourent à des analogies et à des images qui, quoiqu’imparfaites, sont les plus aptes et celles qui suppléent le mieux à l’expérience elle-même. C’est un grand secours pour la théologie, car de cette manière le théologien se met en contact avec la réalité. Telle parole de saint Bernard ou d’un moine inconnu sur le silence de l’âme en présence de Dieu, sur le toucher divin au plus intime de l’être, sur le mystérieux pas de de Dieu, comme une lampe dans une nuit profonde, fait entrevoir mieux que les formules abstraites et sert singulièrement à les vivifier» (cf. P. Bainvel, s.j., Nature et surnaturel [1903], p.77 -trad. de l'espagnol).


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