Cargos...

Publié le 04 décembre 2009 par Araucaria

Photo trouvée sur le net
Pour changer, nous allons repartir en mer!
Nous allons retrouver Nikos Kavvadias et son roman "Le Quart". Vous vous souvenez de Kavvadias, ce poète dont je suis tombée amoureuse en découvrant ces quelques vers en préface d'un superbe livre écrit par Olivier Frébourg? (Souviens-toi de Lisbonne)
"A jamais, je resterai l'amant idéal et indigne
des voyages lointains et des mers azur,
et je mourrai un soir semblable à tous les soirs
sans fendre la ligne trouble des horizons."
Nikos Kavvadias
Je remercie une fois de plus Olivier Frébourg qui dans un court échange, fort sympathique et courtois, m'a conseillé, puisque j'aime la mer, les voyages et les bateaux, de lire l'unique roman de Kavvadias : "Le Quart".
Je vais tout naturellement vous faire découvrir ce texte authentique, au langage parfois cru. On ne parle pas sur un navire marchand, tout au moins dans cette première moitié du XXème siècle, comme on s'exprime dans un salon d'un quartier huppé d'une grande ville européenne... Les échanges sont parfois violents, les paroles abruptes, et les situations décrites sordides. Que peut-on attendre des bas-fonds où se perdent les marins au cours de leurs escales?
Avant de vous faire découvrir le texte de Kavvadias, je vais vous offrir un extrait de la préface rédigée par Olivier Rolin. Olivier Rolin qui ne m'est pas inconnu, puisque j'ai lu il y a pas mal d'années maintenant son oeuvre "Port-Soudan". Ville qu'il évoque tout naturellement dans cette introduction du roman du marin-poète ou poète-marin grec que fut Kavvadias...

Le lieu : la passerelle d'un vieux cargo. Mirador sur l'immensité. Le jour, les 360 degrés de l'horizon, "le vase sans défaut de la mer" (Saint-John Perse), seule expérience sensible que nous puissions avoir (à moins d'être astronaute) de la rotondité de la Terre. Parfois au loin une côte basse qu'annoncent des odeurs, des oiseaux, des amoncellements de nuages (...)
La nuit, l'horizon a disparu, on est dans le noir cosmique, le cargo devenu vaisseau spatial.
Devant, vaguement émergeant de l'ombre, un panneau de cale, l'arbre mécanique d'un mât de charge, l'ogive de la proue, des phosphorescences d'écumes dans la poix. Parfois les feux d'un autre bateau. Débordant de chaque côté de la passerelle, les ailerons, sortes de balcons d'où se découvrent les bouillons crémeux du sillage. De l'habitacle du compas émane une faible lueur. Le tangage fait faire de la balançoire aux étoiles, quand il y en a. Des profondeurs de la coque, des tubes acoustiques portent la voix déformée des hommes de la machine. Divinités infernales, noires de charbon, luisantes de sueur. Le chadburn, ou transmetteur d'ordres, convoie vers les enfers les ordres des ouraniens de la passerelle. "Avant", "Lente", "Demi", "Toute", "Stop", etc. Il y a toute une mythologie, avec un Olympe et un Tartare, qui se déploie entre la machine et la passerelle. L'enfermement, la chaleur, le charbon, rattachent la machine aux veines de la terre, tandis que la passerelle a partie liée avec l'eau, le vent, le ciel, les astres. La machine, titanesque, c'est le corps, le muscle, l'exécution; vouée au regard et à la parole, à la décision, la passerelle est apollinienne.
(...)
"Le Quart" m'est cher pour des tas de raisons, dont certaines assez personnelles, comme celle-ci : je fais partie du club relativement fermé des visiteurs de Port-Soudan; eh bien, cette histoire m'appris une chose que j'ignorais lorsque j'y suis passé, à savoir qu'il existe, sur ce rivage brûlant de la mer Rouge, une peuplade de Noirs grands et secs, qui déchargent les navires et portent des noms grecs, Idoménée, Agamemnon, Protésilas, Philippe, Criton. J'ai rencontré un vieux Soudanais qui parlait grec, mais il s'appelait Ramadan, pas Héraclite, et était cuistot à l'hôtel Acropole, à Khartoum. Peut-être tout de même, me dis-je à présent, avait-il rencontré Kavvadias en escale? Mais c'est une autre raison encore, d'autres souvenirs qui m'attachent au Quart. Nikos Kavvadias était radio sur les bateaux. Le Nico du Phytéas, on peut raisonnablement penser que c'est lui. Le radio est celui qui relie le navire au reste du monde. Celui qui capte la parole du monde, confuse, crépitante de parasites, celui qui transmet au monde les demandes d'aide, les appels au secours. Métier poétique, métier de mots. J'ai connu il y a bien longtemps un ancien radio de la marine marchande grecque. Il avait combattu dans la résistance, dans la guerre civile. Il avait été torturé par les Allemands, puis par les monarchistes. Il en était resté aveugle. Mais un radio n'a pas besoin de voir. A la suite de circonstances que je ne chercherai pas à résumer, il avait débarqué à Marseille, en 1947, au début de la seconde guerre civile. Quand je l'ai rencontré, dans les années soixante-dix, il tenait distraitement un restaurant près du Vieux Port. (...) C'était un homme si magnifique que je me suis inspiré de lui pour créer un personnage, dans deux livres différents, à vingt ans de distance. Quand "Tigre en papier" a paru, une lectrice m'a écrit qu'elle l'avait reconnu dans le personnage de Démétrios. (...) Cette lectrice, ayant quitté Marseille, avait perdu sa trace. Moi aussi. Le restaurant n'existe plus. Elle avait le souvenir d'avoir "croisé la route d'un personnage de mythologie ou de roman". Moi aussi. Mon livre avait servi à ça, au moins : à faire que sa mémoire ne soit pas complétement perdue, trente ans après que je l'avais croisée.
Résistant comme lui, communiste comme lui, radio comme lui, il est presque impossible que Georgios, n'ait pas rencontré Kavvadias. Et puis il y avait entre eux, encore, Marseille, la grecque, la ville de ce Phytéas dont le cargo du Quart porte le nom. (...) Malheureusement, à l'époque, je n'avais jamais entendu parler de Kavvadias. C'était une époque où on lisait peu.
(...)
"Le souvenir n'a de valeur que quand on sait que l'on repartira pour un nouveau voyage. Le pire des reniements, le plus grand désespoir est de jeter l'ancre dans son pays et de vivre de souvenirs" : telle est l'une des âpres, aventureuses morales du Quart. Telle est aussi sa mélancolie.
(...)
Olivier Rolin
(extrait de la préface du Quart de Nikos Kavvadias)
Le Quart - Folio n° 4812