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Aspirine, Harold & moi

Publié le 04 décembre 2009 par Kranzler
Aspirine, Harold & moi
De temps en temps, au début des choses sérieuses de l’hiver, quand tu sens la morve te couler subitement du nez et ton dos frissonner comme une  Chevrolet de seconde main, tu te dis qu’après tout ce serait idiot de ne pas laisser la fièvre faire son foutu travail. Ne rien lui interdire, ne pas la freiner, et puis, puisque tu es du genre à fermer ta gueule quand tu as un putain de bobo, tu la laisses faire, cette salope qui réclame de  se faire payer en billets d’apirine : 500 mg, 1000 mg. Tu t’en fous, après tout. Tu allonges. Tu raques. Tu banques. Rien qu’hier soir, 1500 laissés au casino de la crève. Sans sourciller. En allemand, la morve se dit Rotze. Tu en tiens une sacrée, de Rotze. Et c’est mot dont tu trouves la vulgarité plaisante, Rotze.   C’est une sorte de basculement facétieux qui te verse des icebergs dans le dos et qui l’instant suivant te transporte dans une étuve, comme si tu étais une sorte de homard rouge et stupide ; entre le chaud et le froid, il n’y a presque pas de transition. A tout prendre, tu as une vague petite préférence pour le chaud, parce que ça fait légèrement bouillonner ta cervelle, alors que le froid aurait plutôt tendance à l’engourdir. Alors voilà, on est au moment précis où tu as bien chaud : ton cerveau tricote à fond, autant que si tu venais de braquer la boutique Phildar du coin de la rue en laissant la bonne femme raide sur le carrelage. Tu tricotes, donc. En premier lieu, tu te dis que si tu avais un dixième du bon sens qu’on t’accorde en général durant tes meilleurs jours tu aurais pu économiser les quinze euros que tu as dépensés mardi après-midi au  magasin Saturn de Kurt-Schumacher-Platz, juste en sortant du travail. Un regrettable achat d’impulsion, mais au moins maintenant tu es fixé : tu sais qu’Harold et Maud est un film aussi chiant aujourd’hui que tu en avais eu l’intuition en 1983 en le voyant pour la première fois. Mais curieusement, à l’époque, tu n’avais pas eu le courage de penser réellement que c’était un brave navet car tous les gens de goût que tu connaissais alors t’assuraient dans un grand jeté d’écharpe mauve qu’il s’agissait d’un pur chef d’oeuvre - le mot incontournable, tellement chiant et tellement puant de vanité n’existait pas encore mais sans aucun doute possible il y avait néanmoins bien là un dogme, un théorème que rien ne pouvait remettre en question : si tu n’aimais pas Harold et Maud tu étais bon à ranger dans la catégorie des tubes digestifs primaires, et pareil pour Cat Stevens qui chante d’un bout à l’autre du film: seuls les amibes n’aimaient pas - alors forcément tu devais être une sorte d’amibe pourrie et insensible car tu lui trouvais une voix de chèvre monotone aux limites du décemment supportable, et mon dieu ce que ça te gonflait déjà ces resucées de  Peace and Love - en quelque sorte, tu n’étais donc déjà pas à la mode, et dans le plus grand des secrets  tu gardais pour toi la pire de toutes tes tares : que Dylan et Pink Floyd te faisaient le même effet qu’un concentré de verveine-tilleul-menthe-camomille. Et dire qu’en 1983, en sortant de la projection, tu avais eu l’impression que si le film t’avait paru plat et gratuit c’était peut-être parce que tu étais dans un mauvais jour. Tu te serais même presque excusé de ne pas avoir aimé. Mais non, Harold et Maud il n’y a pas de quoi en chier une pendule. Alors toujours un peu enfiévré tu continues à marcher dans la rue, étonné de ce tutoiement familier que tu as dans la tête. La gorge sèche tu penses que ton état mérite au moins une bonne bière, voire deux, et la question qui s’impose à toi est quelle bière et où cela. Parce que tu ne bois pas ta bière dans n’importe quelle Kneipe - c’est comme ca qu’on appelle un bistro ici. Très regardant sur le choix des ambiances et des atmosphères, tu ne daignes aller que dans les Kneipen de base : celles où tu n’as pas la moindre chance de croiser ou intellectuels ou artistes. Tu aimes bien les endroits un peu rugueux où ca rote fort, même si  au fond de toi tu sais que tu es toujours un peu trop habillé pour leur genre de simplicité un peu louche - aujourd’hui d’ailleurs tu viens d’acheter une chemise et une cravate pour un prix totalement déraisonnable. Une bière donc. Mais pas au Dublin-Müller Ecke, car il est probable vu l’heure que tu tomberas sur Alexa qui voudrais bien t’avoir dans son lit après son service alors que toi, justement, tu n’es pas très chaud - mais cela ne l’empêche pas d’être très sympathique. Pas non plus en face chez la grande Lili, parce que la musique gueule, et puis au moment de l’happy hour il faudrait sérieusement jouer des coudes. Au bout de Friedrichstrasse, juste en face du cimetière ? Non, là tu n’y vas qu’aux beaux jours, en terrasse - une jolie terrasse bien planquée où tu entends presque Bertold Brecht ronfler sous son carré de lierre, à coté de sa grande  Helen. Alors finalement, tu vas sans doute finir chez la Croate, à deux pas de chez toi, la dame roule les R et en fin d’après-midi il est probable que tu échapperas à une de ces retransmissions de football qui font que jamais tu n’y vas le soir. Oui, c’est probablement là que tu vas aller, boire une Warsteiner, suivie d’une deuxième : rien de tel pour faire passer le goût de l’aspirine.

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