La barrière

Publié le 06 décembre 2009 par Chroniqueur

Après le passage d'un petit enfant qui lui avait tapé dessus avec un bâton, la barrière n'en finissait plus de trembler de tous ses fils. Je m'arrêtais pour la rassurer. Elle me dit que j'étais bien gentil de prendre un peu de temps, que d'habitude, on ne faisait pas tant attention à elle. Elle avait besoin de parler. Elle me raconta qu'elle n'avait pas toujours été une barrière à vache. Elle avait commencé sa carrière comme chaînette de menotte avant d'être transformée en fil de fer barbelé dans un pénitencier, non loin de là d'ailleurs. Elle n'avait jamais vraiment quitté la région. Un boulot astreignant, tout de même, de rester toute la journée au poteau. Je comprenais bien que c'était son essence même qui lui posait un problème, à notre barrière. Passer son temps à faire barrage, ça crée forcément des résistances. Quand je lui demandais quel était son idéal de vie, elle me répondit, sans hésiter: barrière dans un cloître, parce que c'est une réclusion inspirée.
- Mais remarquez, je suis bien heureuse là où j'ai été plantée. Et puis, j'aurais pu être tourniquet dans un supermarché! Je pense que je serais devenue folle.
Elle comptait également dans sa famille une soeur qui était barrière de sécurité, un poste très bien, dans une grosse boîte. Et son mari, un gars courageux, pare-feu lui. Son cousin avait un travail plus difficile par contre: il était garde fou. Elle avait fait son arbre généalogique et s'était même trouvé un prestigieux ancêtre vénitien qui avait été ceinture de chasteté.
- Une herse à pertuis, quelle honte! s'exclama-t-elle, toute hérissée.
Elle avait beaucoup réfléchi sur les murs de toute sorte, qui séparent, coupent, retranchent. Elle y voyait avant tout des obstructions mentales. Elle estimait qu'il était temps de revoir la manière dont se font les traits-d'union entre chacun. Elle était convaincue que seuls ceux qui savaient poser leurs limites pouvaient s'épanouir, pour autant que ce ne soit pas des freins au dialogue. Si chacun, à partir de ce qu'il est, pouvait vraiment s'ouvrir à l'autre, alors son rôle aurait un sens non plus uniquement contraignant, mais créateur.
- Parce qu'une barrière, avant tout, c'est un repère, un point de départ à partir duquel on doit pouvoir se situer. C'est parce qu'une femme est enceinte, qu'elle peut donner la vie.
Son expression favorite était: "faire le mur". Les plus beaux moments qu'elle avait connus au pénitencier? Chaque fois qu'elle a été franchie par ceux qui s'évadaient. Elle en garde de beaux souvenirs et aussi quelques bouts de culottes arrachés.
Petite, elle avait rêvé d'être une barrière de corail ou Cordillère des Andes. Du multicolore, du gigantesque. Mais ses parents n'avaient pas eu de bien grandes ambitions pour leurs enfants. Ils les avaient un peu plantés là et ne leur avaient ouvert de perspectives. Elle s'était rebellée à l'adolescence, servant de barricades à diverses manifestations.
Elle espérait finir sa vie comme palissade ou comme charmille dans une ferme de la région et non pas comme une hérétique, sur le bûcher d'un 1er août quelconque. Cette perspective lui donnait des accès de panique.
Elle était maintenant apaisée. Il était temps que je rentre chez moi. Juste avant qu'on se quitte, elle me lança:
- Si vous allez au cirque, saluez bien mon oncle Oscar. Vous n'aurez pas de peine à le reconnaître: il est tout bariolé.