Je me lève à cinq heures et demie du matin. Je me sens mal. Je n'ai pas assez dormi, et mon rhume a dégénéré : j'ai le nez pris, la gorge enflammée, les yeux chassieux. J'ai peut-être un peu de fièvre. Ni le petit déjeuner, ni la douche ne parviennent à chasser ce malaise physique. Je me sens lent, lourd et mou. Mais je ne veux pas perdre une deuxième journée de salaire. Je vais y aller. Ça va passer. Nurofen, Betaselen, Pertudoron, Amen.
Au moment où je vais sortir, mon fils se lève à tâtons : il a perdu sa tétine. J'en profite pour l'embrasser. Je n'aime pas ces journées où je ne le retrouve qu'au soir.
Sitôt dans la rue, je passe mes écouteurs, mais pour une fois, la merveilleuse vitamine que constitue la musique brésilienne ne me donne aucune énergie. Au contraire, en écoutant Fio maravilha, je me mets à rêver d'une carrière de footballeur professionnel.
E novamente ele chegou com inspiraçao
Com muito amor, com emoçao,
com explosao e gol ! Je regarde la laideur de ma ville endormie et froide, qui devient presque irréelle avec cette bande son tropicale où il est question de samba, de joie de vivre et d'amour.
Une fraction du personnel ferroviaire continue une grève privée, et le RER B roule mal. Renonçant à égrener les mauvaises nouvelles, le panneau d'affichage se met prudemment hors-service. Les voyageurs coincés sur le quai attendent dans un silence terrifiant. On sent, presque matériels, la fatigue, l'ennui et la résignation. De gros escargots se sont collés au plafond blanc du quai ouvert et attendent là que la prochaine pluie les réveille. Il fait froid.
Une rame finit par arriver. Durant le trajet qui m'emmène à Châtelet, je me bats pour ne pas fermer les yeux. J'avais prévu de corriger quelques copies d'élèves mais j'en suis tout bonnement incapable. Le fait d'aller prendre un stylo rouge dans mon sac à dos, puis d'en sortir la liasse de copies me paraît un effort surhumain. La médiocrité du travail de mes élèves me pèse tout à coup comme si elle était la mienne, et j'ai le cafard -en plus de tout le reste. Pour me changer les idées, j'essaie d'imaginer la vie des autres voyageurs. Elle, c'est Aïchata, elle vient de terminer le nettoyage nocturne des locaux d'une grande société implantée dans la banlieue sud, et elle va vers d'autres sols, d'autres corbeilles à papier, en pensant à ses enfants qu'elle a dû laisser sous la responsabilité de l'aîné. Lui, c'est Ahmed, vu sa carrure il doit être vigile, ou quelque chose comme ça. (Merde, qu'est-ce que je fais au milieu de ces pauvres ? Je devrais être en train de terminer ma nuit dans la plus grande chambre d'un confortable appartement, avant d'enfiler un costume anthracite pour ma journée de cadre moyen-supérieur). Plusieurs personnes lisent la Bible ou le Coran. Et lui, là, qui me fait penser à mon élève Alberto avec sa brosse rousse, c'est José, qui a passé une nuit bien remplie de serial killer et rentre chez lui pour savourer le souvenir de ses crimes. Horribles.
Le train se traîne et met près de vingt minutes pour aller de Port-Royal à Saint-Michel. C'est à peu près le temps que j'aurais mis à pied. Le conducteur nous adresse de temps en temps, d'une voix bourrue, des invitations à la patience. Comme nous sommes bloqués dans un tunnel, portes verrouillées, je ne voix pas ce que nous pourrions faire d'autre.
A Châtelet, foule considérable pour une heure aussi matinale. Beaucoup d'étrangers, qui comptaient sur le RER B pour aller à l'aéroport de Roissy, constatent avec panique que ça ne va pas être possible. Je les aiderais volontiers, mais je suis déjà très en retard. Et les escalators en panne ne vont pas me faire rattraper le temps perdu.
A Saint-Lazare, de nouveau, des gens, des gens, des gens -trop, pour tout dire. Une telle profusion d'humanité est-elle bien nécessaire ? D'autant que ces gens ont des enfants. Copulation and mirrors are abominable.
Sur le quai de la ligne 14, il est là. Voilà trois ans que je le retrouve, assis toujours au même endroit, à sept heures du matin. Tête rougeaude de vicelard, avec un nez pointu et des lunettes assez épaisses. Il lit Union, le magazine international des rapports humains, avec une application extraordinaire. Il ne bave pas, on pourrait presque dire au contraire qu'il étudie posément les photos et les récits pornographiques. Qui sait, c'est peut-être un universitaire en plein travail ("Je me cache même plus : une observation participante de la misère sexuelle en milieu ferroviaire").
Ligne 13. A la station Liège, des céramiques lugubres évoquent les paysages des Ardennes belges. A Guy Môquet, de grandes photos du martyr, 4 mètres sur 3 ; cet immense visage reproduit à l'identique sur toute la longueur du quai a quelque chose d'inquiétant. J'ai peur que toutes ses bouches ne commencent à me réciter la lettre. "Ma petite maman chérie, mon tout petit frère adoré, mon petit papa aimé, je vais mourir !" Pitié, ô conscience géante ! -A Saint-Denis Basilique, les images du sanctuaire royal pâlissent au fil du temps.
Ma gorge me fait de plus en plus mal. Je n'en ai pas sorti un son depuis mon réveil, il y a deux heures.
Terminus. Les passagers se ruent vers l'extérieur, piétinant les journaux gratuits qui jonchent le sol. J'ai l'impression que ces 90 minutes de trajet ont déjà épuisé toute mon énergie de la journée. Staincy est encore plongée dans l'obscurité. Je vois quelques immeubles, une grue, un arbre qui a gardé une poignée de feuilles sous la lumière du lampadaire. Des fantômes. Des fantômes moches et trop réels.
Au moment où je vais traverser la rue, un bus manque de m'écraser. Ironiquement, c'est à ce moment que commence sur mon baladeur le sublime Manha de carnaval, de Luiz Bonfa.
Manhã tão bonita manhã
De um dia feliz que chegou
O sol no céu surgiu
Em cada cor brilhou
Voltou o sonho então ao coração ("Matin, si beau matin / D'un jour heureux qui arrive / Le soleil dans le ciel a surgi / Et brille dans chaque couleur / Le rêve est de retour dans mon coeur").
Je me précipite vers le collège, où les élèves ont commencé de rentrer. J'ai très envie de pisser et je dois faire des photocopies pour le premier cours de la matinée. Va-t-il falloir choisir entre les deux ? Dans l'escalier, je croise quelques collègues et je leur demande en haletant "La photocopieuse marche ?
-Laisse tomber, y a un bourrage que personne n'a réussi à réparer. Et en plus, on n'a plus d'A4. Ça va, t'as pas l'air bien ?" Sans répondre, je me rue vers les toilettes.
Je suis très en retard. La cour est sombre comme un trou. Je vois des formes humaines qui stagnent çà et là. Mes élèves m'attendent tout au fond. Quand j'apparais, je suis accueilli par une exclamation déçue : "Ouah, il est là !" Eh oui, ne croyez pas que ça me fasse plaisir, mais je suis là.
En entrant en classe, je me rends compte que je suis trempé de sueur ; je tremble un peu. Les élèves rentrent un à un. Certains mettent près de cinq minutes pour parcourir les 150 mètres qui séparent la cour de notre salle. Ils se traînent, lesté par un repas qui a essentiellement consisté, pour bon nombre d'entre eux, en bonbons. Ils mondanisent, échangent des bises et des commentaires sur les évènements sportifs du week-end. Je sens mal mon cours sur les libertés fondamentales.
La porte s'est refermée depuis deux minutes environ. Les élèves sortent sans bonne volonté excessive leurs affaires de leur cartable. Et puis le voilà. Naoufel. Sa face d'ahuri m'énerve instantanément. Il ne dit ni bonjour, ni excusez-moi, ni quoi que ce soit. Il entre juste comme il entrerait à la supérette du coin.
"Bonjour, Naoufel. On peut connaître le motif de ton retard ?
-mmmf mmmf mmmmmmmmmmmmmf.
-Pardon ?
-Jsuis allé dans la cour, yavait personne, suis monté ici, j'ai vu personne, alors bon, pis j'avais oublié la salle.
-Non mais tu te moques de moi. On a toujours cours dans la même salle enfin, depuis le début de l'année ! T'as déjà passé une trentaine d'heures de ta vie en 41 H, c'est pas suffisant pour que tu t'en souviennes ? Tu te rappelles pas qu'il y a quatre jours, tu as signé un contrat où tu t'engageais notamment à arriver à l'heure aux cours ? Naoufel ?"
Il m'a ostensiblement tourné le dos, et se dandine sur place. Les autres le regardent en rigolant. Je crois qu'il danse. Je me mets à hurler, je bafouille ; une goutte de sueur coule en travers de mon visage. Les spectateurs n'osent plus rire.
"Bon, puisque c'est comme ça, je te vire. A la porte.
-Ouah, me parlez pas comme ça, d'abord."
Il s'en va. Et je suis obligé de le rattraper dans le couloir, parce qu'il faut, avant qu'il ne s'en aille, que je remplisse pour la bonne forme un formulaire d'exclusion. Une vraie scène d'opérette. Je sens au fond de ma gorge ma voix brisée par les cris.
Une aube d'une beauté magique enflamme peu à peu le ciel pollué de Staincy, entre deux barres de HLM que l'on voit par la fenêtre. Il est huit heures dix.