Pourquoi je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet

Publié le 20 octobre 2007 par Ali Devine
Lundi 22, je ne lirai pas à mes élèves la lettre de Guy Môquet. Je trouve cette lettre émouvante, je ne suis pas un rebelle, et la fatwa lancée par le SNES à ce sujet me laisse absolument froid. Différentes raisons m'ont pourtant amené à cette décision, et j'aimerais les exposer ici.

D'abord, le plus grand flou a régné dans les instructions données, d'abord par les ministères, puis par les rectorats. Tous les enseignants doivent-ils lire la lettre à leurs élèves, ou seulement ceux qui sont susceptibles de savoir l'expliquer dans ses détails, c'est à dire les professeurs d'histoire ? Et dans ce cas, la lecture doit-elle être effectuée à tous les niveaux du collège ou seulement devant les classes dont le programme comporte l'étude de la seconde guerre mondiale, c'est-à-dire les troisième ? Mais que faire alors pour ceux qui ne voient pas leur professeur d'histoire ce jour-là ? L'exercice est-il unique ou destiné à se reproduite tous les ans, ce qui ferait du 22 octobre une sorte de "Guy Môquet's Memorial day" un peu absurde ?
Après examen attentif de la circulaire rectorale, le principal de mon établissement et moi-même sommes arrivés à la conclusion que c'était bien les professeurs d'histoire qui devraient se charger du pensum -et ce, dans toutes les classes, sans distinction de niveau. Il est bien évident dès lors que la lecture de la fameuse lettre arrivera dans la quasi-totalité des cas comme un cheveu sur la soupe.
Passe encore avec les classes de quatrième, dont beaucoup sont actuellement en train de travailler sur une leçon d'éducation civique intitulée "Les droits individuels" : on devrait pouvoir y rattacher la figure de Guy Môquet. Les élèves de troisième ne commenceront à étudier la seconde guerre mondiale que dans un mois au plus tôt ; mais baste, on considérera que la séance de lecture obligatoire du 22 octobre constitue une sorte de mise en bouche. Mais pour les plus jeunes, sixième et cinquième, je ne vois vraiment pas comment nous allons nous y prendre. Mes plus jeunes élèves sont en ce moment au coeur d'une leçon de géographie portant sur le peuplement de la planète et leurs aînés viennent de commencer le cours sur l'Islam. Il faudra donc, si j'obéis à ma hiérarchie, que je laisse tout en plan, et que j'ouvre une parenthèse d'une heure pour les chapitrer sur l'esprit de résistance, ou bien, encore pire, que j'expédie la chose en cinq minutes, en début d'heure, avant de reprendre le fil des affaires courantes !
Tout ça n'est pas très sérieux. Et pour quiconque connaît le public des ZEP, la difficulté qu'il y a à capter son attention et son absence total d'esprit de suite (la leçon faite le vendredi après-midi est complètement oubliée le lundi matin), un tel excursus ne peut apparaître que comme une absurdité pédagogique. On voit assez bien les répercussions d'une immixtion purement politique dans le temps contraint du travail scolaire.

Et cela risque d'avoir un effet pervers beaucoup plus grave -même si je me demande, au fond, s'il n'y aurait pas là une intention assez claire de la part du gouvernement. Faute de pouvoir expliquer dans leur complexité les tenants et les aboutissants d'un évènement historique, nous risquons, nous professeurs, de devoir nous en tenir à exalter une figure héroïque totalement décontextualisée. Guy Môquet quittera le domaine de l'histoire et des faits pour devenir une espèce d'abstraction exemplaire -un objet susceptible, comme le prouvent ses mésaventures actuelles, de toutes les manipulations, à commencer par celle qui l'aménera directement à l'insignifiance la plus complète.
"Mes chers enfants, les Nazis étaient vraiment très méchants, et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas hésité à mettre douze balles dans le corps de l'auteur, qui aimait bien sa maman et ses copains, comme le prouve sa lettre charmante. Donc ne devenez jamais des Nazis, ne fusillez pas ceux qui vous déplaisent, et si un jour on vous condamne à mort, n'écrivez pas votre dernière lettre en SMS, bande de cancres."
Franchement, ce genre de simplification ne figure pas parmi mes pratiques pédagogiques préférées, et elle m'apparaît même dangereuse et malhonnête ; car sans tomber dans le relativisme, je ne crois pas que la tâche de l'école soit de panthéoniser telle ou telle figure dans l'esprit de ses élèves, de les inviter à suivre tel ou tel héros. Je ne suis pas un professeur de morale. Je suis un professeur d'histoire. J'enseigne, j'essaie d'enseigner, la complexité du réel. Et je m'adresse, je le rappelle, à de jeunes esprits qui ne sont déjà que trop enclins à simplifier les choses. Si j'ai bien compris -tout lecteur de ces lignes est cordialement invité à me détromper-, on me demande le 22 octobre de faire quelque chose de contraire aux raisons mêmes pour lesquelles je me suis engagé dans cette profession.

Et puis, je pense que la lecture de cette lettre ne pourra que mal se passer. On ricanera des mots tendres que Guy Môquet, au seuil de la mort, a adressé aux siens ; on se bouchera les oreilles en sachant que cette lettre nous est en fait adressée par Nicolas Sarkozy ; et je pense qu'un élève intelligent ne manquerait pas de me demander : "Eh msieu, si on a l'esprit de résistance, comme Guy Môquet, qu'est-ce qu'on doit faire quand un élève du collège est embarqué par la police et renvoyé dans un pays qu'il a quitté à l'âge de quatre ans ? Et qu'est-ce qu'on devra faire quand la police prélèvera notre ADN pour le garder à vie dans ses fichiers ?" Et je lui répondrais : "Je ne sais pas, écris à Henri Guaino, il a certainement plein de jolies choses à te dire à ce sujet."

Finalement, le héros, ce sera moi : je désobéirai à un ordre que je trouve absurde et nocif.