Magazine Journal intime

L'amère

Publié le 19 octobre 2007 par Ali Devine
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Je sens que la mère de Naoufel est sur la défensive au début de notre entretien. "C'est les autres qui le provoquent... Vous savez, il est très gamin Naoufel, il ne peut pas s'empêcher de répondre..." Elle est un peu désarçonnée quand elle s'aperçoit que je ne lui fais aucun reproche, que je n'élève pas la voix, que j'ai plutôt envie d'aider son fils à sortir du trou qu'il a creusé de ses propres mains. Elle se radoucit, et en même temps devient de plus en plus amère :
"Vous savez monsieur, on fait tout ce qu'on peut pour ses enfants, tout, et qu'est-ce qu'on a comme résultat ? On a ça (elle désigne son fils). J'ai un aîné, il a dix-huit ans, il n'a jamais rien fait à l'école, et maintenant il passe ses journées à traîner à la maison, il ne fait rien. Et je dis à Naoufel : tu veux devenir comme lui ? C'est ce que tu veux faire de ta vie ? Il rentre le soir, il pose son cartable quelque part, et il ne le rouvre plus jusqu'au jour suivant. Il va voir ses copains, et c'est que des mauvaises fréquentations. Et moi, je ne peux pas être toujours derrière lui, je ne peux pas toujours vérifier qu'il a fait ses devoirs, j'ai du travail, je dois m'occuper de mes autres enfants.
-Bien sûr que non madame, de toute façon, Naoufel est un grand garçon, et vous ne pouvez pas vivre sa vie à sa place.
-Oui, mais vous comprenez, ça fait mal au coeur monsieur, ça fait mal au coeur. On fait tout ce qu'on peut pour eux, et voilà le résultat.
-Bon, on va essayer de lui donner une dernière chance, mais il faut que tu la prennes. Hein Naoufel ? Tu comprends ce que ta mère et moi sommes en train de dire ?"
Blême, les lèvres pâlies, Naoufel courbe la tête et semble incapable de dire un mot. Lui qui, lors du dernier cours de mathématiques, a passé dix minutes à ramper sous les tables, avant que son professeur ne parvienne à l'attraper pour l'exclure de la classe. Lui dont les copains ont ensuite insulté le même professeur de mathématiques à la sortie du collège.

Je détaille les termes du contrat que j'ai préparé pour lui. Il s'engage à entrer dans les classes calmement, à avoir le matériel demandé, à rester assis sur sa chaise pendant les heures de cours, à écouter les enseignants. Eh oui, il faut contractualiser ces choses simples. A la fin, j'insiste sur le fait que l'indiscipline de Naoufel est liée au fait qu'il ne comprend plus les leçons, et qu'il aurait grand besoin de s'inscrire aux cours de soutien gratuits qui sont organisés au sein du collège, même si je ne peux pas l'y obliger : il doit en prendre l'initiative. "Mais monsieur" me dit sa mère, qui ne peut plus s'arrêter, "Naoufel, même en CM1 il ne réussirait pas à suivre." Je lui dis qu'elle exagère, mais au fond elle a raison. C'est plutôt par acquis de conscience que j'ai proposé un rattrapage.
A la fin de notre discussion, la maman me remercie mille fois et, dans ce geste qu'ont les Arabes et que je trouve très beau, elle porte la main à son coeur en signe de gratitude.

Une fois, en son absence, j'ai demandé aux élèves de la classe de Naoufel : "Est-ce qu'il a un projet dans la vie ? Qu'est-ce qu'il veut faire plus tard ?" Éclat de rire général. "Monsieur, laissez tomber. Pour le métier que veut faire Naoufel, l'histoire-géo, ça sert pas à grand chose." 
A la fin du cours, deux ou trois élèves sont restés pour mettre les points sur les i. Ce qui intéresse le jeune homme, c'est de faire comme son grand frère, du bizness. En une fraction de seconde, la vie de ce garçon que je trouvais mou et puéril défile sous mes yeux en une série de clichés : le gué au bas des tours, les barrettes qui circulent, le fric, la belle vie, puis Fleury, les embrouilles, le règlement de compte fatal avec un concurrent de la nouvelle génération. Comment parler de ça à sa mère ?


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