Magazine Journal intime

Je ne fais pas greve

Publié le 18 octobre 2007 par Ali Devine

Aujourd'hui, je ne suis pas allé travailler. Mais je tiens à préciser que je ne suis pas gréviste. Je l'ai bien dit au secrétariat : "Pour l'amour du Ciel, ne me comptez surtout pas parmi ces gens-là !" 
En temps normal, il y a environ une heure un quart par les transports en commun entre mon domicile et Staincy-en-France. Aujourd'hui, la ligne B est morte, et sur la ligne 13 on annonce un train sur sept. Je n'ai pas mon permis. Il me faudrait environ quatre heures à pied, deux heures en vélo (en traversant Paris du Sud au Nord, de la porte d'Orléans à la porte de Saint-Denis). Il est par ailleurs impossible que je déplace mes cours, car l'emploi du temps des classes que j'aurais dû avoir aujourd'hui est plein comme un oeuf. Je vais donc perdre une journée de salaire à cause d'un mouvement social lancé sur des mots d'ordre que je réprouve totalement. 
Personnellement, je ne souhaite pas que mes impôts servent à abonder les caisses déficitaires des régimes spéciaux. Chaque interview de cheminot, à la radio, ajoute à ma rancoeur. "Oui mais c'est normal qu'on parte plus tôt à la retraite, on soulève des objets lourds." Bon sang, si c'est des verres d'anisette que vous voulez parler, vous n'avez qu'à diminuer les doses ! Je peux encore comprendre ce discours quand il s'agit des ouvriers qui sont chargés de poser les rails, ou de nettoyer le ballast, mais quid des guichetiers, du personnel travaillant en gare, des contrôleurs qui doivent tout de même représenter 90 % des effectifs ? Où est la pénibilité particulière de ces professions, par rapport à celles d'infirmière, d'enseignant, de maçon ou d'agriculteur ? (Je rappelle que ces derniers peuvent prétendre à une retraite à taux plein à l'âge de 60 ans, c'est à dire qu'en l'état actuel des choses ils doivent travailler 10 ans de plus qu'un conducteur de TGV, qui bénéficie par ailleurs de vacances et de longues plages de récupération).

Mais je m'égare (Saint-Lazare). Un mouvement de grève a également été lancé par le SNES dans l'Éducation nationale. J'ai un de leurs tracts sous les yeux. L'auteur récite ses gammes : "mouvement social" contre "réformes libérales" (cet adjectif est si mal connoté en France qu'il n'est même plus nécessaire de l'affubler du préfixe "ultra-" pour faire sentir toutes ses potentialités sinistres) ; nécessité de la "lutte" pour envoyer des "messages forts" et faire à terme "reculer Sarkozy" ; refus de céder quoi que ce soit, par crainte de mettre le doigt dans un engrenage fatal ; absence totale de toute espèce de contre-proposition un tant soit peu crédible. Un passage me paraît particulièrement significatif, et je le reproduis : 

"C'est le démantèlement de tout un modèle social, fondé sur la solidarité issu des idéaux de la Résistance et même de l'héritage gaulliste, qui est organisé. Tout cela sous couvert de pragmatisme et de modernisation mais en réalité au nom de la plus pure idéologie libérale : individualisation, mérite, concurrence, remise en cause du rôle de l'État et des services publics..."

A la lumière de cette dernière énumération, je me découvre violemment libéral. 

1) Je n'ai pas envie d'être traité par l'institution à laquelle j'appartiens comme simple élément d'un ensemble ; je préférerais être considéré comme un individu. Et je souhaiterais pouvoir, comme professeur, sortir de l'enseignement de masse pour donner plus de temps et d'attention à ceux qui me montrent qu'ils sont prêts à en tirer profit -quitte à laisser les saboteurs et les invertébrés à leur triste sort. 

2) Je suis pour la reconnaissance du mérite -le mien, si j'en ai, comme celui de mes élèves les plus volontaires. Et j'irai même plus loin : je suis également favorable à la reconnaissance de l'absence de mérite. 
Petite anecdote. En cours d'année scolaire, le principal de chaque collège de France est invité par son rectorat à donner une note administrative à ses enseignants ; exercice purement mécanique, puisque la coutume est d'augmenter la note des jeunes professeurs de 0,5 point, et celle des plus âgés de 0,1 point. Mais il se trouve que notre principal avait, l'année dernière, décidé de rompre avec cette tradition absurde. En ouvrant les yeux, il a constaté que certains enseignants avaient initié des projets, emmenaient régulièrement leurs élèves en sortie, donnaient de leur temps sans compter ; tandis que d'autres manquaient jusqu'à deux mois de cours par an ou se bornaient strictement à l'accomplissement de leur service statutaire. Il a donc proposé, pour les premiers, des notes en forte augmentation, pour les autres, le statu quo. 
Que croyez-vous qu'il arriva ? Le rectorat fit droit aux réclamations de tous ceux qui, s'estimant lésés, avaient protesté, et réclama des explications pour les augmentations de notes anormales. Vive l'égalitarisme ! Il donne aux travailleurs l'assurance que leurs efforts ne seront jamais récompensés autrement que par l'immatérielle satisfaction d'avoir fait leur devoir. 

3) Je ne suis même pas hostile à la concurrence. J'ai de l'estime pour les ambitieux, pour ceux qui cherchent à devenir les meilleurs. Certains de mes élèves sont déçus quand ils ont 17 de moyenne mais qu'ils ne sont que deuxième de leur classe. J'ai, je dois le reconnaître, une immense sympathie pour eux -en tous cas beaucoup plus que pour les moules qui ne veulent rien apprendre et qui accueillent les zéros avec un haussement d'épaule. 
Mais le problème est que ce point de vue est loin d'être celui de tous mes collègues ; et j'ai parfois l'impression que certains détestent franchement les élèves méritants. Un méritocrate en effet, un gamin qui, issu d'une famille pauvre, réussit à l'école, qu'est-ce que c'est ? C'est un jeune individu conformiste et individualiste. Il ne conteste pas l'ordre des choses, mais se propose de tirer parti du système existant ; et il travaille à sa propre réussite. Autant de traits de caractère franchement haïssables pour les enseignants syndiqués au SNES et plus généralement, pour tous ceux qui sympathisent avec l'idéologie d'extrême gauche. Mieux vaut s'intéresser aux cancres, dont le profil de victimes absolues est tout de même autrement présentable.
Il y a quelques syndicalistes chez nous, et je dois dire que je ne les aime pas, mais alors pas du tout. Ils préfèrent s'investir dans toutes les instances où il est possible de mettre des bâtons dans les roues de la hiérarchie, plutôt que dans les projets pédagogiques. Ils sont méfiants envers ceux qui ne partagent pas leur credo, comme s'ils voyaient en eux l'ennemi politique plutôt que le collègue. Et, à cause de cette méfiance générale ou pour une autre raison, leur comportement quotidien est souvent aux antipodes des valeurs qu'ils prêchent (l'une de mes collègues d'histoire-géo, militante SNES, va jusqu'à chaparder les fournitures communes pour les mettre sous clef dans sa classe). Ils se ressemblent tous, maigres, petits yeux, mal fagotés. Beurk. 

Enfin, il faut voir le bon côté des choses. Ce matin, je me suis levé tard, et j'ai savouré mon café en écoutant le programme de jazz qui a remplacé les émissions habituelles sur France Culture. Puis je suis allé au marché. Dans la file d'attente de la boucherie chevaline, les clients parlaient du divorce du couple Sarkozy. Puis l'un d'eux a évoqué la grève dans les transports et a conclu son analyse (sommaire) par un prévisible "J'espère que Sarko va bien les niquer." J'ai failli acquiescer.


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