En juin dernier, elle venait d'interpréter Le droit à l'erreur d'Amel Bent pour la première fois à sa façon spontanée, généreuse et j'étais au bord des larmes. Derrière moi, sa mère pleurait carrément. J'ai lancé, la voix nouée :"Cette chanson te va bien, elle est bouleversante.
- Bouleversante, ah bon ? Pourquoi ?
Margot vacillait sur les petites bottines à talons empruntées à sa mère. Grande liane de douze ans, elle n'avait pas les pudeurs des adolescentes que je connaissais. Au contraire, elle se réjouissait de sentir sur son torse émerger des seins, sur ses hanches des rondeurs, elle riait de tous ces poils qui rendaient sa peau veloutée comme celle d'un animal. De temps en temps, elle se jetait sur moi pour m'embrasser dans le cou. Elle murmurait des mots d'amour, me reniflait, me serrait si fort que je criais. Je la grondais, parce qu'elle me faisait un peu peur.
- Et bien quand tu prononces ces paroles là, tu sais "Et je prétendais tout voir/Me voilà dans le noir/Et mes yeux aujourd'hui ne me servent qu'à pleurer"... C'est...
- Ben quoi ? demanda Margot après un silence. Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Eh bien c'est particulièrement émouvant que tu chantes cela, toi... toi qui as perdu la vue.
- Ah, ça ? Je n'y avais pas pensé ! Je ne savais pas que ça voulait dire ça !
- Oh ça ne veut pas dire ça, en réalité... Mais quand c'est toi qui le chantes, on entend ton histoire..."
""You're going to reap just what you sow", on dirait une menace ?
- Ou une promesse..."
Se sont écoulées plusieurs semaines ; le jeudi le temps s'ouvrait comme une fleur, aspirant difficultés, soucis, chagrins ; mon ventre se dénouait, je respirais mieux. La vie devenait logique, riche, palpitante. Debout, face à Casius, je faisais de grands gestes pour lui donner le courage de chanter le bonheur, de chanter une grande joie toute simple. Casius essayait, timide, avec son sourire un peu triste, sa tête inclinée.
Puis Ludivine, ma sœur, est venue me rendre visite quelques jours. Sortie de l'hôpital depuis peu, elle semblait pleine d'une détermination un peu triste, de résolutions appliquées. Ses gestes ralentis par les médicaments lui donnaient l'air d'un robot plein de sagesse.
Je l'ai accueillie, un jeudi, plus anxieuse qu'elle. Je voulais qu'elle prenne chez moi des forces pour les années à venir, qu'elle rie, qu'elle pleure si elle en avait besoin, je voulais qu'elle se repose sur moi un moment.
Nous avons parcouru Montmartre à peine revenues de la gare. Ludivine avait besoin de marcher pour s'extirper de la gangue des médicaments. Elle avançait, le front haut, droite, son long cou de danseuse étiré, et j'avais peine à la suivre.
Pendant que je donnais quelques cours, elle est encore allée, infatigable, jusqu'au musée Rodin. Elle m'a rejoint pendant la dernière heure, dans une toute petite salle, alors que Casius chantait la chanson de Lou Reed. Elle s'est assise à côté de moi, en face de mon élève. Nos jambes se touchaient et je luttais contre l'envie de la prendre par l'épaule. Les mots ont soudain pris un autre sens, la chanson est devenue absolument triste, le You just keep me hanging on m'a donné envie de sangloter et j'ai regardé ma sœur qui était assise à côté de moi. Je ne savais pas si elle connaissait assez l'anglais pour comprendre que j'aurais tellement voulu qu'elle me la chante, cette chanson.
"Je tombe, me dit-elle. Dans la rue, je tombe. Les gens appellent les pompiers alors que je sais parfaitement pourquoi je tombe. Le fardeau est trop lourd, dit-elle, secouant la tête entre ses épaules.... Remarquez, je les comprends. Cela semble parfois la seule chose à faire, appeler les pompiers..."
Nous avons des conversations passionnantes et plusieurs fois nous avons passé l'heure de son cours à discuter de certains de mes élèves. Ainsi, comme je lui parlais d'une adolescente qui se tenait toujours la tête penchée, comme entrainée par le poids de sa fantastique chevelure, Nuria a évoqué les animaux, qui devant un prédateur présentent leur jugulaire en signe de soumission. Je me demande ce que Nuria pensera lorsque je lui raconterai la semaine prochaine que la jeune fille est arrivée samedi les cheveux teints en roux. Du même roux que le mien.
Un jour, alors que nous faisons le compte des cours qu'elle a pris, Nuria parcourt son agenda.
"Ah, voyez, me dit-elle. Ce mardi-là j'ai noté "Cours passé à parler suite à une question de la prof."
-Arg, ai-je dit, alors, vous notez tout ?
-Oui, c'est nécessaire. Car avec les médicaments, j'oublie beaucoup de choses...."
Un peu plus tard, elle me décrit les cours de dessin qu'elle suit.
"Le prof nous a imposé d'avoir de grandes feuilles de papier. Nos gestes doivent être grands, ils mobilisent presque tout le corps. Et ça fait du bien après une journée passée courbée sur les papiers, de se déployer, de se balancer, de s'étirer. Un peu comme ici...
Et c'est le modèle qui décide quand changer de position. C'est assez déstabilisant. Parfois, il ne tient la posture que deux minutes. Il y en a qui ont du mal à renoncer. Ils continuent bien après le changement. Moi je m'en fiche. Ce qui compte, comme dans mon agenda, c'est de laisser une trace. Si petite soit-elle, elle me suffit à me retrouver..."
Je lui posais des questions sur sa belle-mère dont j'avais admiré, à l'entrée de son appartement, une peinture. Son beau-père, lui, réalisait des illustrations médicales.
"Et tes parents à toi, ce sont des artistes aussi ?
-Non, mais ma mère a toujours dessiné pour nous. Je me souviens, elle dessinait d'un seul mouvement, elle commençait par les pieds et elle remontait jusqu'à la tête. Après, elle ajoutait les détails, les yeux, la bouche. C'était toujours très mignon, très délicat.
- Comme tes dessins ?
- Oui. D'ailleurs j'ai appris en recopiant ses dessins. Je faisais comme elle, un seul geste. Et ensuite ma petite sœur a appris à dessiner en copiant les dessins de ma mère et les miens...
- Et tu pourrais dire que vos dessins se ressemblent ?
- Oh je ne crois pas, plus maintenant. Il y a sans doute des points communs mais..."
Dans le train je me suis demandée si le chemin que je suivais m'avait été indiqué par mes parents. Il me semble parfois que je suis née de moi-même, que je ne dois qu'à une étrange ténacité d'avoir réalisé certains de mes rêves d'enfant.
Eve tirée de sa propre côte.
M'est revenue pourtant cette anecdote que j'avais oubliée depuis longtemps : mon père, étudiant en médecine, s'était mis à chanter, ivre peut-être, lors d'une soirée. Un homme se serait avancé peu après et lui aurait dit, en lui donnant sa carte : "appelez-moi, je peux faire de vous un grand ténor!".
Et c'est en jalousant ma mère attelé à la rédaction d'un livre de grammaire avec deux collègues que j'avais rédigé mon premier conte, une histoire de sorcière et de couronne d'épines...
Peintures : Tiina Heiska