L’autre soir, j’étais invitée à un dîner.
Vous savez, le genre de dîner qu’on appréhende un peu lorsque l’on ne connaît personne. Certains les préparent, révisant en avance leurs petites fiches sur l’actualité de la semaine. D’autre encore se récitent mentalement des phrases, qui ils espèrent, feront mouche entre le fromage et le dessert « oui, alors, la bourse a remonté très légèrement et ce grâce au recul du chômage en Amérique …. ».
Sur quels sujets les langues allaient-elles se délier, les esprits se montrer inventifs ou critiques ? Y aurait-il des débats argumentés avec conviction ?
Des poignées de main accompagnées du mot magique enchanté et qui attendent en retour un sourire d’apparat, légèrement hypocrite, orné d’un poli moi de même. Les formalités d’usage effectuées, on passe à l’apéritif et aux petites remarques sur le temps : oh, il pleut depuis trois semaines… mais on ne peut pas se plaindre qu’il fasse froid.
Pas très à l’aise, je l’avoue, je me suis plongée dans la contemplation minutieuse du liseré de mon assiette.
Quelques secondes d’embarras puis mon voisin de table s’éclaircit la gorge et lance à la cantonade :
-Quel temps pourri…Ah, le pauvre, il avait raté l’épisode de l’apéro, à lui le flop de hum, oui...
Des gens sérieux qui parlent de leur travail, de la conjoncture actuelle, de chiffres. Désolée, je vous fausse compagnie, je tricote, je déroule ma pelote et je m’imagine des personnages, des histoires, des récits.
-Et les enfants ? Ca se passe bien à l’école ?
Zut, la question m’était adressée : quatorze yeux qui me fixent, qui m’attendent. Me voilà jetée dans la fosse aux lions pour divertir l’Empereur. Non, pitié...
-…
Pas le temps d’émettre un oui qu’une femme déclame :
-Eh bien, nous, notre fils est au lycée mais en internat depuis septembre … à Paris.
Des oh admiratifs de la part des convives l’incite à poursuivre :
-Les professeurs leur mettent la pression… au moins, ils sont préparés pour plus tard !
Quid ? Hein, quoi ? La pression à des gamins de 16 ans. Comme un kamikaze, je relève le menton, j’avale ma salive et je dis :
- On les formate pour devenir des petits soldats bien productifs ? Ils n’ont plus le temps d’être des enfants … c’est ça ?
Gros silence. Oups, aurais-je jeté le pavé dans la mare ? La foudre va tomber sur moi, Zeus va me le faire payer. Non, le bruit des fourchettes, de la mastication a repris.
Personne n’a rétorqué ou acquiescé. La femme au port altier m’a regardé de son air triomphant et jubilatoire.
On peut dormir tranquille : la relève des carriéristes est assurée.