Souvenez-vous, au mois de septembre, j'avais participé à un concours de nouvelles sur le thème imposé de l'Escalier du Commandant.
Cet escalier du centre de Brest a été détruit lors des bombardements de la seconde guerre mondiale.
Pourquoi l’appelait-on ainsi? Qui était ce Commandant ?
Mon imagination, mes recherches m’ont amené à la fin du 19ème siècle à Brest.
Et, attention … ma nouvelle « Un air de chérubin » a été retenue et elle sera éditée prochainement (promis : pour ceux qui l’achèteront, je ferais une séance exclusive de dédicaces !).
En avant-première, la voici …
Depuis trois jours, un ballet incessant défile devant moi : des redingotes dont les galons brillent de mille feux, des aiguillettes couleur or perchées sur des épaulettes, des têtes serrées dans des coiffes de dentelle et des couvre-chefs tenus à la main. Certains m’observent puis battent en retraite subrepticement ou en me saluant fièrement. D’autres me glissent quelques mots d’une banalité affligeante à peine teintés de regrets. Je devine les inflexions des conversations chuchotées des notables. J’entends les voix des femmes, elles murmurent dans le creux d’une oreille des confidences qui appellent à des discrétions d’église. Seuls les froissements soyeux des jupons, le tintement des fourreaux de sabre contre le ceinturon égaient l’atmosphère aussi lourde qu’une chape de plomb. La plupart d’entre eux arborent un visage impassible, fermé d’où ne suinte aucune compassion, juste du dédain. Leurs regards qui, avant, me montraient du respect et de la courtoisie sont devenus froids et hautains. Heureusement hier, il y a eu un peu de distraction.
Un des négociants en vin de la rue Siam où je me fournissais, Mr Jacques, est arrivé, ventripotent, le souffle court et la chemise sortant de son pantalon. Son teint rubicond virait au mauve. Il avait sorti de sa poche un mouchoir pour essuyer les gouttes de sueur qui dégoulinaient de son crâne dégarni. Quand il s’approcha de moi, il se prit les pieds dans un tapis et il s’en fallu de peu pour qu’il ne tombe. Louis, mon fils aîné qui affiche un air benêt en permanence, le retint par la manche de son paletot avant qu’il ne s’asseye à mes côtés. Le pauvre homme était tellement gêné qu’il s’est relevé aussi vite que possible avant de s’empêtrer dans ses explications :
- Vous savez, mon Commandant, c’est jour de marché aujourd’hui, et avec un temps comme ça…ben, les gens…les gens des environs sont venus nombreux, tellement nombreux que la Grand’Rue était noire de monde ! Et puis, j’ai fait des affaires.
Il avait dû sortir une bouteille de son comptoir pour appâter le chaland et boire un ou deux verres. Son haleine dégageait cette odeur que je connais par cœur. Celle de la liqueur à la fraise que j’avais coutume d’aller siroter au café de l’hôtel du Grand Monarque chaque fin de semaine. Quand Mr Jacques s’aperçut que tout le monde l’écoutait, il se tut. Il me décrocha un clin d’œil et se détourna pour aller présenter ses civilités à mon épouse.
Ensuite, un de ces Lieutenants de Vaisseaux, prétentieux et aux dents longues, a fait son entrée. J’ai deviné un sourire, aux commissures de ses lèvres, à peine esquivé car il avait bien du mal à cacher sa satisfaction de me voir là. Il m’a gratifié d’un salut militaire digne de mon rang mais avec une insolence de jeune loup. Je sais qu’il a pour ambition de prendre ma place de Commandant et d’épouser ma fille Adèle. Ce sera un mariage de raison et d’argent car la nature ne l’a pas gâtée la pauvre fille … Elle a hérité de sa mère cette maigreur et cette sécheresse comme s’il n’existait aucune chair entre ses os et sa peau. Ses yeux ressemblent à deux petites billes perdues sur un visage étiré aux pommettes saillantes. Une union qui alliera deux familles aisées, tel mon mariage avec Louise.
J’avais à peine vingt ans et j’étais tombé follement amoureux de la fille d’un des vitriers de la ville qui arpentait du matin au soir les rues pavées. Quelquefois, elle l’accompagnait et dès que j’entendais son père déclamer son refrain lancinant, j’accourais à la fenêtre de ma chambre pour l’observer. De là, j’avais vue sur le Champ de Bataille où les enfants jouaient tandis que leurs bonnes se racontaient les derniers commérages entendus au marché de la Place Médisance. Je me précipitais en faisant mine de m’intéresser aux gamins qui traînaient et qui chapardaient ce qu’ils pouvaient. Nous n’avons jamais échangé un mot et je crois qu’elle ne s’est pas doutée, une seule fois, de tout cet amour qui me consumait. Pour elle, je ne devais être que l’un de ces fils à papa, orgueilleux et pédant. A l’aube de mes vingt et un ans, toutes les demoiselles de la bonne société m’avaient été présentées. Ne voulant pas me décider, mes parents me choisirent Louise pour épouse puisque son père était sur le point de gagner ses étoiles de Commandant.
Aujourd’hui, en cette fin de matinée, je constate que mon épouse est remarquable dans l’interprétation de son nouveau rôle. Elle ne dégage pas une once de commisération. Assise bien droite, elle ne se lève que pour saluer ou remercier par déférence ceux qui, à ses yeux le méritent : le vice-amiral et quelques épouses des familles les plus riches de Brest. Les autres n’ont le droit qu’à un petit signe sentencieux de la main, un hochement de tête condescendant.
Hier soir, lorsque nous nous sommes retrouvés seuls, elle s’est approchée de moi. Elle est restée là quelques minutes passant ses doigts dans mes cheveux avec une tendresse que je ne lui ai jamais connue en vingt-cinq ans de mariage. Brusquement, elle s’est mise à rire comme prise d’une folie soudaine. Son corps tout entier psalmodiait et ses yeux crachaient de la haine. Elle faisait des allers-retours devant le balcon, et elle se mit à crier:
- Regardez-vous, mon Commandant ! Vous avez belle allure, n’est ce pas ? Pendant toutes ces années, je vous ai supporté, vous et votre arrogance. Mais surtout, j’ai gardé la tête haute lorsque les langues ont commencé à se délier ! Car, oh que oui, je savais ce que vous faisiez tous les soirs une fois votre dîner pris ! Tout Brest le savait et s’en faisait des gorges chaudes. Si vous pensiez que j’étais dupe de votre petit manège, vous vous trompiez, mon ami ! Ah, mon Dieu… qu’ai-je fait pour que vous nous trainiez ainsi dans la fange ? Et la simple idée de penser que maintenant, les fiançailles de notre fils Aristide sont compromises, me rend malade. Vous avez apporté la honte et l’humiliation sur notre famille!
Elle qui d’habitude était peu bavarde à mon égard, avait la langue bien pendue. Des larmes ont coulé sur ses joues alors qu’elle frappait sa poitrine de ses mains empoignées comme pour la prière.Puis, très vite, son apathie coutumière l’avait regagné. Son palabre acrimonieux se poursuivait :
-Voilà, où nous en sommes aujourd’hui à cause de vous ! Oui, par votre faute et seulement par la vôtre ! Après votre café, vous alliez fumer dehors votre cigarette pour ne point nous importuner. C’est bien ce que vous prétextiez, non ? Vous me pensiez donc sotte à ce point ? Une fois, je suis descendue à la Grand’Rue pendant que Marie surveillait les enfants. Je vous ai vu de la rue Siam descendre une par une les marches de cet escalier de fortune où les filles de joies tapinent. Oh oui ! Je vous ai observé… J’ai pu voir de quelle façon obscène vous les regardiez vous dévoiler leurs mollets. Vos yeux brillaient de vice et ces filles riaient tandis que vous vous régaliez de ce spectacle ! Je dois concéder que vous aviez choisi le meilleur emplacement. Tout en bas de ces marches, vous ne pouviez avoir meilleure image de ce que cachent les jupons de ces traînées !
Elle me fixait d’un regard torve et sévère, attendant une réponse de ma part. Que pouvais-je lui répondre ? Que toute la journée, je me languissais d’attendre ce moment de bonheur. Car, oui, c’était mon plaisir de voir ces filles dont les formes laissaient présager des corps fermes et généreux. J’avais la fatuité de connaître leurs courbes. Je frémissais quand un corsage laissait apparaitre un sein, un frisson me parcourait le dos quand elles remontaient leurs bas en me décochant des œillades aguicheuses. Elles m’offraient gratuitement ce que mon épouse n’avait jamais pu et su me donner : l’envie et le désir.
Son timbre de voix était devenu sec et son regard se perdait dans un paysage imaginaire :
-J’ai fermé les yeux car vous êtes un homme. Et, Dieu seul sait combien les hommes sont faibles.
En sa qualité de bigote assidue, j‘étais certain qu’elle allait invoquer ses litanies et les heures passées à prier à l’église St Louis :
-Chaque jour, j’ai imploré notre Seigneur afin qu’il vous remette dans le droit chemin. J’ai fait brûler des cierges pour le salut de votre âme. Mais même pour vos enfants, vous ne vous êtes pas donné la peine de vous libérer de vos accointances dans ce cloaque qu’est la rue Guyon ! Je vais vous apprendre une nouvelle : Marie m’a rapporté que désormais les gens nomment cet endroit l’escalier du Commandant ! Quel déshonneur !
Ah, tout de suite les grands mots ! J’aurais dû lui ordonner d’arrêter sur le champ ses geignardises. Avait-elle oublié que si nous habitions ce bel et vaste hôtel St Pierre, c’était bien en ma qualité de Commandant. Tout Brest nous respectait, nous allions au théâtre et aux endroits où il fallait être vu. A chaque cérémonie, la vanité d’être à mes cotés boursouflait un peu plus la veine de son front. Le dimanche après-midi, par beau temps, nous descendions écouter les concerts militaires donnés au Champ de Bataille. Nous recevions des invités de marque et nous étions conviés bras ouverts chez quiconque appartenant à la bonne société. Elle a pu profiter de mon statut de Commandant et de tous les égards bienveillants.
Qu’elle arrête ses sermons à présent !
-Mais non, il fallait que chaque jour …
-Taisez-vous, mère, il n’est plus l’heure des reproches.
C’était Caroline qui tenait ainsi tête à sa mère. Caroline, ma cadette, ma fille adorée, ma joie de vivre. Je ne pouvais pas l’apercevoir mais je l’imaginais se tenant dans l’embrasure de la porte.
Louise vitupérait :
-Caroline, comment osez-vous me parler de la sorte après ce que votre père nous a infligé ?
Ma fille s’avançait vers moi. Je pouvais enfin voir son doux visage rongé par les cernes mais ses yeux, habituellement pétillants de malice, étaient ternes et rougis d’avoir trop pleuré. La pauvre enfant, mon cœur se serrait à la vue de sa mine décomposée.
Elle s’était allongée à mes côtés. Je retrouvais ma princesse : son odeur de miel, sa peau veloutée comme une pêche. Elle tenait ma main qu’elle a ensuite posée contre sa joue.
-Pauvre papa, vous allez me manquer. Sachez que je n’ai pas honte de vous. Comment le pourrais-je ? Vous qui m’avez appris à contempler l’horizon, à aimer la mer et à apprécier le goût des embruns. Je me souviendrai pour le restant de ma vie de nos promenades Cours Dajot. Vous me répétiez que de tous les pays où vous vous étiez rendus, aucune ville n’égalait Brest. Nous restions là des heures durant jusqu’à ce que la nuit vienne nous déloger. Et, je suis certaine que vous avez eu la mort que vous avez souhaité.
-Taisez-vous Caroline, immédiatement ! Arrêtez cela !
Sa mère s’époumonait mais elle continuait :
-Il avait tellement plu que vous avez glissé du haut des marches. Lorsque votre tête s’est mise à saigner sur le pavé, ces filles ont accouru et vous vous êtes éteint dans leurs bras. Elles m’ont dit que vous souriez et que vous affichiez même un air coquin de chérubin … Vous pouvez reposer en paix mon cher papa.
Mon épouse venait de quitter furieusement la pièce et peu de temps après, Caroline s’était endormie, harassée de fatigue, contre ma main froide.
Les cloches viennent de sonner trois coups. Les croque-morts sont là. Il ne me reste plus qu’à regarder, pour une dernière fois, le plafond de ma chambre avant qu’ils ne ferment mon cercueil.
Je pars l’esprit tranquille et folâtre : Caroline, mon enfant chéri, ne m’a pas répudié et l’escalier de Brest que j’aimais tant porte désormais mon nom….