Magazine Journal intime

Pour une école de la responsabilité

Publié le 01 novembre 2007 par Ali Devine
L'école française est laïque, c'est entendu. Le dogme et les croyances sont soigneusement tenus à ses marges. Mon expérience de professeur m'amène pourtant à penser qu'elle est fondée sur des paradigmes religieux et, plus précisément, catholiques.

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Des enseignants missionnaires

Pour les enseignants comme pour les missionnaires d'autrefois, il existe un souverain bien. Pour les pères blancs, c'était le Christ. Pour les enseignants d'aujourd'hui, c'est la connaissance, l'éveil intellectuel. Notre métier a le même but que leur sacerdoce : il s'agit d'imposer l'acceptation de ce que nous définissons comme le bien à des esprits dont, très souvent, les valeurs sont tout autres. Cette prédication comporte son lot d'implicites. Le savoir, que nous exaltons, a une valeur et peut une fois acquis être monnayé d'une façon ou d'une autre : ceux qui travaillent auront un beau métier, gagneront de l'argent et connaîtront des positions élevées au sein de la société. Telle est la récompense que les sujets méritants peuvent espérer dans "l'autre vie", celle d'adulte : l'application permet d'acquérir le savoir, qui confère à son tour le pouvoir (inutile de souligner la fausseté de ce raisonnement, que l'immense majorité des professeurs a pourtant été amené à formuler à voix haute devant sa classe pour la motiver).

En revanche, l'élève qui refuse explicitement d'admettre ces vérités révélées est perçu comme un être mauvais. On se préoccupe de lui, on voudrait bien le convertir, ne serait-ce que parce qu'il représente un dangereux exemple de subversion ; mais les sentiments qui nous animent à son égard sont bien souvent une rage impuissante et, disons-le, une haine et un mépris qui s'expriment dans les propos de table et conversations de machines à café ("Quel con, ce Machin"). La foi, cette foi qui est la nôtre et que nous nous sommes engagés à propager, nous interdit de nous désintéresser entièrement de lui ; de toute façon, l'institution le retient par la chaîne élastique de l'obligation scolaire : il est là, gênant comme un païen acharné à défendre, agressivement ou par la seule force de sa passivité, ses méprisables idoles.

Points de dogme

On connaît ces trois slogans: "égalité des chances" ; "élève au centre du système" ; "apprendre à apprendre". Ils sont centraux dans les politiques scolaires actuelles. Chacun d'eux, cependant, peut facilement être interprété dans ce sens religieux.

L'égalité des chances, c'est celle que confère l'annonce de la Bonne nouvelle pédagogique, dispensée par des milliers d'enseignants/prédicateurs. Et de même que la simple proposition de la foi a rapidement été remplacée par l'obligation de s'y rallier dans les pays où le christianisme était devenu religion officielle, l'égalité des chances est aujourd'hui tout autre chose qu'une répartition équitable des efforts consacrés à chaque élève : c'est, au fond, un désir d'égalisation sociale, qui est d'autant plus exacerbé, chez certains de nos collègues, qu'il est totalement irréalisable et totalement irréalisé.

"L'élèvocentrisme" rappelle l'image d'Adam, placé au centre du paradis terrestre et nommant animaux et plantes ; cette notion a quelque chose, aussi, de la cosmologie de Ptolémée. On ferait bien de remarquer que ce n'est pas parce que quelque chose est au centre d'un ensemble qu'il en est nécessairement le point le plus important : les fidèles sont au centre de l'Église, mais l'essentiel, c'est Dieu, bien évidemment. De la même façon, la centralité prétendue de l'élève est battue en brèche par le fait qu'il est obligé de fréquenter l'école jusqu'à 16 ans et que le cursus qu'il suivra au sein de cette école est quasiment unique, ce qui nie sa faculté de choisir et toute son individualité : le "centre", c'est en l'occurrence une place assignée dont il est illicite de chercher à bouger. Ainsi la sollicitude que l'on témoigne aux élèves paraît bien suspecte, car il se pourrait que le dispositif au centre duquel il se trouve ne soit autre chose que l'entonnoir où l'on déversera fractions, conjugaisons et repères chronologiques afin qu'ils aboutissent dans leur cerveau, en un bourrage de crâne bien intentionné mais finalement inefficace.

Enfin, apprendre à apprendre à apprendre, c'est évidemment l'objectif ultime du missionnaire à l'égard de ses ouailles : il ne sera pas toujours là pour sauver leur âme, et il faut placer en eux un corpus de valeurs et de convictions suffisamment solide pour qu'ils puissent faire face de façon autonome à toutes les situations (et s'abstenir de pécher). Par ailleurs, en raison de l'ambivalence du verbe "apprendre" en français, le slogan peut tout aussi bien se comprendre comme "apprendre à enseigner", et c'est peut-être là, en définitive, le but inavoué auquel travaillent les salariés de l'Éducation nationale : former la future génération de profs, tout comme autrefois, selon une logique de perpétuation qui est celle de toute administration, les pères des écoles chrétiennes destinaient leurs sujets les plus méritants à la carrière ecclésiastique.  

En toboggan

Qu'on me comprenne : je ne veux, en aucun cas, faire l'éloge de l'ignorance ; je voudrais simplement dire un mot en faveur de la liberté. Cette notion est souvent récusée, dans le cas des élèves, au motif qu'ils sont trop jeunes pour vraiment choisir. Ce n'est peut-être pas faux, mais cela a in fine cet effet pervers qu'on les habitue à ne pas choisir et ainsi, à reporter à une date indéterminée (mais très tardive) la prise de conscience de ce qu'ils sont des individus responsables d'eux-mêmes. Je me souviens d'Ismaïl, dont j'ai eu l'honneur redoutable d'être le professeur principal durant son année de cinquième : il lisait difficilement, il ne comprenait rien à rien, il avait terminé l'année sur un 05 de moyenne générale ; et comme je lui demandais ses projets, il me répondit (sans aucune trace d'humour) : "Je veux continuer mes études". Ce raisonnement est très répandu chez les cancres. Ils considèrent qu'il n'y a qu'à se laisser glisser le long du toboggan, au sein d'un système qui s'est si bien occupé d'eux depuis leur petite enfance ; une fois arrivé en bas, à 16 ans, on avisera : l'État ne pourra-t-il pas faire encore quelque chose pour eux ? Quand on considère a priori les individus comme irresponsables, ils le deviennent.

Connaissances inutiles, connaissances encombrantes

Comme professeur, je voudrais témoigner de deux choses. La première est que j'ai parfois eu honte, face à mes élèves, d'avoir à leur enseigner des choses qui ne me paraissaient nullement intéressantes à moi-même. Leur attitude m'inspirait alors deux sentiments : j'éprouvais de la gratitude et de l'admiration vis-à-vis de ceux qui, par conformisme, par sympathie à mon égard ou pour toute autre raison, faisaient l'effort considérable de suivre mon cours ; et en même temps, je ne pouvais m'empêcher de comprendre le point de vue de ceux dont l'esprit était manifestement ailleurs. Est-il normal que tous les jeunes de 14 ans doivent consacrer deux heures à comprendre le fonctionnement de l'économie allemande ? Je me pose au moins la question.

J'ai parfois exposé ces doutes à mes collègues. Ils m'ont répondu avec raison qu'il y a un certain nombre de choses que nous n'avons pas le droit de laisser ignorer à nos élèves, parce que la qualité de leur vie future en dépend. Si on n'a pas fait un peu de français et de mathématiques, on ne peut pas lire sa fiche de paie, ou son contrat de bail, ou remplir correctement le formulaire administratif. C'est vrai, mais je fais deux objections :
1) Cet vision utilitariste a conduit, ces dernières années, à confier aux enseignants des missions qui n'ont rien à voir avec leurs compétences, sensibilisation à la sécurité routière, au développement durable, à la diététique et que sais-je encore.
2) La majorité des connaissances dispensées aujourd'hui par l'école, ou en tous cas par le collège, n'a précisément aucune portée pratique : pour vouloir acquérir ce genre de savoir, il faut aimer le savoir, et l'aimer gratuitement (ce qui est une qualité peu répandue et quasiment impossible à susciter chez ceux qui ne l'ont pas). Quelle utilité pratique aura pour mes élèves la connaissance de la société française au Moyen-Âge ? Aucune. En se fondant sur cet a priori vague que la "culture" est importante -et qu'elle est importante pour tout le monde, et que tout le monde y a droit, et que tout le monde a le devoir de posséder ce bien-, on a fait des programmes scolaires qui, par exemple, comportent en quatrième pas moins de onze matières (au minimum), dont la plupart n'ont justement aucun rapport avec ces connaissances utiles qui permettent à chacun d'affronter les aspects les plus concrets de son existence adulte. Au contraire, on a réduit leur part pour les donner à d'autres enseignements : on fait, par exemple, beaucoup moins de français qu'il y a vingt ans, pour pouvoir caser les autres matières.

Liberté, choix, diversité : une utopie scolaire

Ce dont je rêve, c'est que l'école renonce à cet idéal missionnaire d'imposition du savoir, au bénéfice d'un tout autre état d'esprit, où les connaissances, à partir d'un certain âge et d'un certain socle, ne seraient plus qu'une proposition dont chacun pourrait à sa guise se saisir ou se désintéresser. Finissons-en avec le post-catholicisme scolaire ; s'il nous faut un paradigme religieux, allons plutôt le chercher chez les protestants, ou chez les Juifs. Que chacun fasse son salut par lui-même, selon les voies qui lui conviennent le mieux. Et que ceux qui préfèrent l'enfer de l'ignorance soient laissés libres de se damner.

Concrètement, cela impliquerait par exemple :
*que le socle commun des connaissances soit révisé à la baisse.

*que le temps passé par les élèves à l'école soit abaissé (la classe de sixième dont je suis professeur cette année a 30 heures de cours hebdomadaires, sans compter les heures d'études, la vie de classe ou le soutien obligatoire ; et pour connaître le temps qu'ils consacrent à l'école, il faudrait ajouter, du moins pour certains d'entre eux, les heures passées sur les devoirs. On arrive à une quarantaine d'heures par semaine. C'est trop.)

*que le nombre de matières enseignées, en particulier au collège, soit abaissé à six ou sept, pas plus, par exclusion de certaines disciplines du tronc commun et regroupement de certaines autres : français, une langue étrangère, mathématiques, sciences, histoire-géographie, technologie.

*que les établissements soient libres, dans une large mesure, de déterminer le nombre d'heures dont doit bénéficier chacune de ces matières, ce qui leur permettrait de créer, dès la sixième s'ils le souhaitent, des filières avec un fléchage professionnel : on ne ferait évidemment pas la même chose dans une classe où le français recevrait un tiers du nombre d'heures disponibles que dans une classe où c'est la technologie qui recevrait cette dotation.

*que toutes les autres matières soient optionnalisées et fassent l'objet d'un enseignement qui aura lieu dans l'enceinte de l'établissement, mais en-dehors des horaires scolaires stricto sensu ; cela permettrait d'ailleurs d'enrichir considérablement le panel des matières disponibles, puisqu'on pourrait ajouter aux disciplines existant déjà celles qui seraient proposées par les professeurs ou par des intervenants locaux : on aurait ainsi des cours d'arabe, de cinéma, de menuiserie, etc, et ce dès la sixième. L'une des options partout disponibles serait bien entendu le soutien pour les élèves en difficulté ; mais ce soutien, encore une fois, ne serait dispensé qu'à ceux qui le demanderaient.

*que l'on multiplie (à l'intérieur du collège unique, puisque cette vache sacrée semble intangible) les dispositifs tels que la SEGPA, l'apprentissage ou les classes d'insertion, permettant aux élèves qui n'ont aucun goût pour les enseignements abstraits de s'en dispenser au maximum pour apprendre rapidement une ou plusieurs activités pratiques.

*que l'âge marquant la fin de la scolarité obligatoire soit abaissé à 14 ou 15 ans.

*qu'au-delà de cet âge, un élève exclu de son établissement ne soit pas automatiquement reclassé par le rectorat dans un autre collège/lycée, mais qu'il doive, s'il souhaite revenir à l'école, chercher lui-même un nouvel établissement d'accueil, avec lequel il devra au préalable négocier un contrat de projet.  
Toutes ces mesures auraient un objectif unique : la responsabilisation précoce des élèves par rapport à leur propre scolarité. Que les jeunes viennent à l'école parce qu'ils l'ont choisi, pour apprendre ce qu'ils auront choisi. Et que ceux qui ne veulent pas y aller soient au moins empêchés de la saboter. C'est ainsi, je crois, qu'on pourra faire de l'école autre chose qu'une vaste catéchèse, et des cours, autre chose qu'une fade pastorale.

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