Cette langue qui ne sût
jamais mentir, me raconta le fait suivant : «Il y a près de dix ans, nous
avions ici un frère qui était d'une si grande piété, qui prenait tant de soin
et d'attention pour être un véritable soldat de Jésus-Christ, qui était animé
d'un zèle si vif et d'une si grande ardeur dans les exercices de la vie
religieuse, qu'en le voyant dans de si belles dispositions, je tremblais pour
lui et craignais beaucoup que le démon, jaloux de ses vertus et de ses mérites,
ne se servît de son ardeur et de son zèle même pour lui faire heurter le pied
contre quelque mauvaise pierre. Or ce qui ne manque guère d'arriver à ceux qui
marchent avec trop de précipitation arriva malheureusement à ce frère : il fit
une chute. Mais aussitôt il vint me trouver. C'était vers le soir. Il me
découvrit et me montra la blessure qu'il avait faite à son âme; dans l'abîme de
sa douleur, il me conjura avec instance d'y appliquer le fer et le feu, et de
lui ordonner les remèdes convenables. Comme il vit que son médecin spirituel ne
voulait pas employer la rigueur et la sévérité qu'il désirait, et ce pauvre
religieux n'était pas indigne de quelque indulgence, il se jeta à mes pieds,
les arrosant de ses larmes et me conjurant de l'envoyer à la Prison, que vous
avez vue; et pour venir à bout de me gagner, il ne cessait de me répéter qu'il
était impossible qu'on puisse le dispenser d'y être condamné. Ainsi par la
violence qu'il me fit, il me força, en quelque sorte, à convertir en rigueur et
en sévérité la douceur et la tendresse que j'avais pour lui. On vit donc dans
ce religieux ce qu'on ne voit guère chez les malades, et ce qui est contraire
au cours ordinaire des choses. Aussi je lui avais à peine accordé la permission
qu'il demandait avec tant d'instance, qu'il courut promptement vers les
pénitents, pour être leur confrère et l'imitateur de leurs travaux et de leurs
larmes. La contrition que son amour pour Dieu lui avait fait concevoir de sa
faute fut si vive et si violente que, huit jours après qu'il fut entré dans le
monastère, il partit de ce monde pour aller devant le Seigneur; mais, avant de
mourir, il eut bien soin de demander que son corps fût privé de la sépulture.
Je crus pour cette fois, ne pas devoir céder à ses désirs. Je fis donc apporter
et déposer son corps dans le cimetière destiné à la sépulture des pères. Or, je
le jugeai digne de cet honneur, puisqu'après une pénitence de sept jours dans
la Prison, Dieu l'avait trouvé capable, le huitième, de jouir de la liberté et
de la félicité des cieux. En effet, il y a un religieux qui a su d'une manière
certaine qu'avant même que cet illustre pénitent se soit relevé de devant les
pieds vils et méprisables de celui qui vous parle, il avait reçu le pardon de
son péché, et qu'il était parfaitement réconcilié avec Dieu. Eh ! N'en soyons
point étonnés, car il avait dans le cœur la même foi que la pécheresse de
l'Évangile, et c'était avec une espérance et une confiance parfaites en Dieu
qu'il avait arrosé de ses larmes mes misérables pieds. Or tout n'est-il pas
possible à celui qui croit ? (Mt 9,22)».
Quant à moi, j'ai vu des âmes souillées de péchés, et possédées même par la
folie et l'amour des plaisirs sensuels, lesquelles néanmoins, par les exercices
de la pénitence, par la présence de ceux qui aimaient Dieu, et surtout par la
considération approfondie de leur triste état, ont changé d'affections et de
sentiments, ont donné leur cœur à Dieu, L'ont aimé uniquement, ont triomphé de
toute crainte servile, et se sont enfin livrées entièrement aux saintes ardeurs
de la charité. Aussi remarquons bien que notre Seigneur ne dit pas de la
pécheresse convertie : «Elle a beaucoup tremblé», mais «elle a beaucoup aimé»
(cf. Lc 7,47). Et que ce fut par un amour ardent pour Dieu qu'elle se délivra
de l'amour charnel et profane. saint
Jean Climaque : L'Échelle sainte
«De la
véritable et sincère Pénitence»