Les fugues de Corinne

Publié le 13 décembre 2009 par Jlk


Dès qu’on se met à lire ce premier livre au beau titre , Je voudrais être l’herbe de cette prairie, inscrit en lettres vertes sur la couverture agréablement orangée, après en avoir d’abord coupé les pages à l’ancienne manière civilisée (hélas inconnue des cadres des grands magasins Manor, qui ont renvoyé le stock à l’éditeur en le déclarant «impropre à la consommation ! »), on se trouve saisi par une espèce d’allégresse un peu folle: «Avec les escrocs internationaux et les chevaux, l’herbe partage une caractéristique: elle ne dort jamais, ou très peu. L’hiver l’oublie, le printemps la redresse, l’automne lui retire ses sucs. Elle est là et plus là. Toujours là sous les pieds, dans les rêves. De l’herbe froide affrontée en pyjama trop léger à l’élastique distendu à la taille. Il ne fait ni nuit ni jour. Rien ne s’interpose entre le ciel et ces pieds nus, qui se mettent à courir, pour une balle perdue dans l’herbe, pour la brûlure, pour le plaisir».
Et l’on serait bien tenté de coudre cent autres citations de la prose fuguée qui constitue les pages de ce livre et celles de son jumeau paru simultanément sous une couverture analogue et avec un titre de tonalité proche (Je suis tout ce que je rencontre) pour faire goûter au lecteur cette écriture à peu près incomparable, n’était à celle du génial Charles-Albert Cingria, certes plus continûment inspiré et profond que sa folâtre disciple, mais partageant avec celle-ci la propension à «la déclaration d’amour, dans une oeuvre où pas une ligne ne parle d’amour». Et cette seconde citation se rapportant justement à Cingria s’impose encore à l’évidence: «Son herbe c’est de l’eau, comme le corps, fragile comme lui, citadine, ce que le rat est au ruisseau invisible, le sanglot à l’amour, la peinture au mur, le café au croissant, la sève au probable, une odeur avant-coureuse, lui qui trouve la paille douce, le fumier violent, le sol tendrement noir. Un raccourci de l’instant présent. Une courbe de santé...»
De même que Corinne Desarzens distingue «ceux qui dorment avec leur montre et les autres sans», le vénérable essayiste anglais Isaiah Berlin discernait, chez les écrivains, le type du renard et celui du hérisson. Le premier (un Cingria) grappille et produit une oeuvre plutôt baroque à labyrinthes, le second (un Ramuz) stocke une oeuvre solidement «tenue ensemble». Or, les deux ouvrages dont il est ici question réalisent la combinaison de ces deux tendances du lyrisme digressif et de l’accumulation concentrée. La suite fuguée de Je voudrais être l’herbe de cette prairie correspond en effet, tout naturellement, au voyage ferroviaire à travers l’Europe, du Portugal en Russie, que restituent ces récits, tandis que Je suis tout ce que je rencontre se tisse et se déploie par rayonnements concentrique à l’imitation de l’araignée, inspiratrice à la fois très familière et trop méconnue de ce subtil traité.
Lectrice aux curiosités insatiables, aussi attentive à la déambulation d’une Argiope frelon au plafond de sa cuisine qu’à une partition de Bach (une page qu’il est mortifiant de ne pouvoir citer toute!) ou à l’interprétation d’une scène de théâtre nô, entre mille autres intesections du vivant et de ses transmutations, Corinne Desarzens donne autant qu’elle absorbe, et c’est un bonheur rare que de la suivre en ses impros de musique verbale.
Corinne Desarzens. Je voudrais être l’herbe de cette prairie. Récits. L’Aire, 144p.
Corinne Desarzens. Je suis tout ce que je rencontre. Récits. L’Aire, 240p
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